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Trafic d’armes en Libye, une nouvelle réalité

Mardi, 03 décembre 2019

Malgré l’embargo onusien contre la vente d’armes en Libye, le trafic d’armes prend d’importantes proportions, devenant même un trafic « quasi organisé ». Analyse.

Trafic d’armes en Libye, une nouvelle réalité

Ahmed Eleiba

Expert au Programme sécurité et défense au ECSS

Les rapports internationaux sur le trafic d’armes affichent de nouveaux indicateurs sur le mouvement des armes en Libye. Ils reflètent un certain recul de l’anarchie qui sévissait précédemment. Le trafic d’armes est devenu en Libye une opération quasi organisée avec le flot continuel d’armes au profit des groupuscules et des milices armées. La demande est accrue sur les armes, les systèmes de défense et d’attaque. Selon des rapports des Nations-Unies et du Conseil de paix et de sécurité africain, il existe toujours des difficultés au niveau de la régularisation de l’armement en Libye en général bien que l’embargo contre la vente d’armes soit toujours en vigueur.

La propagation des milices et leur armement via des systèmes non traditionnels (drones, explosifs, mines, programmes de communication par satellite, etc.) ne cesse pas. L’on témoigne même d’un autre genre d’armement au potentiel non traditionnel dans certains cas. Certains de ces groupuscules se sont parfois munis de systèmes de missiles, outre l’armement traditionnel (armes lourdes et légères). Les armes pullulent grâce à des alliances entre, d’une part, les milices et les groupuscules et, d’autre part, les parties des intérêts politiques.

La semaine dernière, trois responsables du dossier libyen ont révélé les contours de cette transformation dans la nature du phénomène du transfert d’armes en Libye, devenu « quasi organisé ». Dans son dernier compte rendu devant le Conseil de sécurité, l’émissaire onusien pour la Libye, Ghassan Salamé, a fait état de la violation par certains pays de l’embargo contre les armes imposé à la Libye. Une violation qui ne fait que consacrer les divisions libyennes, selon Salamé. Dans le même temps, Ismaïl Chergui, le commissaire africain à la paix et à la sécurité (Union Africaine, UA), au cours de sa participation à la 13e réunion du Centre Africain des Etudes et des Recherches sur le Terrorisme (CAERT) dans la capitale algérienne, a parlé d’une deuxième dimension liée au nouveau phénomène le rapprochant au terrorisme et au chaos. Selon Chergui, le tiers des armes les plus sophistiquées qui se trouvent en possession des terroristes est d’origine libyenne. Il a de même laissé prévoir que les terroristes sont sur le point d’utiliser des drones.

De son côté, Khaled Al-Mechri, président du Haut Conseil d’Etat libyen, a déclaré qu’il existe 23 millions pièces d’armes qui s’échangent en Libye parmi toutes les factions belligérantes. Il a ajouté que le taux de propagation de l’arme en Libye atteignait en moyenne 3 pièces pour chaque citoyen y compris les chars.

Les indices de la transformation

La plupart des estimations et des rapports internationaux et régionaux s’accordent sur le fait que la Libye est devenue le plus grand dépôt d’armes. Cette affirmation se base sur un certain nombre d’indices. Le premier concerne l’armement des forces militaires et quasi militaires. Selon un rapport de l’Institut de Stockholm pour les recherches de la paix (SIPRI), publié au premier trimestre de l’année 2019, la Libye est l’un des 4 Etats africains qui importent le plus d’armes, avec l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. La Libye, à elle seule, s’accapare 75 % des importations d’armes. Début septembre 2019, l’émissaire de l’Onu, Ghassan Salamé, a enregistré 40 cas de violation de l’embargo de la part des deux principaux protagonistes du conflit en Libye et des Etats membres qui la parrainent. Les rapports internationaux dévoilent aussi qu’il existe 31 sources, dont 30 connues, la plupart des armes étant d’origine européenne. Quant à la source restante, elle comprend en fait plusieurs origines et est la plus importante, puisqu’elle est connectée à des acteurs qu’il est difficile de recenser dans les opérations de trafic.

Le deuxième indice est les armes des micro-milices et des particuliers. Les deux volets ont évolué parallèlement avec le conflit. A son début en 2011, la majorité des milices ont réussi à obtenir une grande quantité de stocks d’armes en s’accaparant des dépôts que détenait l’ancien régime. A l’époque, les services secrets britanniques affirmaient que le stock d’armes libyennes dépassait alors l’arsenal d’armes britanniques.

Avec les transformations survenues au niveau du terrorisme transfrontalier, l’effondrement de Daech en Syrie et en Iraq et le déplacement des ses éléments vers le nord et le centre de l’Afrique, la Libye est devenue la principale source d’armement de ces organisations terroristes, leur fournissant près de 30 % de leurs armes, comme l’a signalé le commissaire à la paix et à la sécurité de l’UA. Il est à noter que ce même chiffre avait été utilisé par le président nigérien, Mohamed Buhari, lors du forum annuel de Rhodes mi-octobre 2019, lorsqu’il a parlé de la sortie de près de 23 millions d’armes de la Libye. Par conséquent, ces chiffres demeurent des estimations non officielles.

Différentes voies

En outre, selon les rapports internationaux, les sources diffèrent en fonction de l’acheteur. Tout comme les soutiens de telle ou telle partie externe à telle ou telle partie interne. Mais l’indice le plus dangereux est la capacité des groupuscules extrémistes d’obtenir des armes qualitatives. Il semble actuellement qu’il existe de nombreuses voies dans cette direction de l’armement.

La première direction peut être qualifiée d’« unilatérale » vu que les transactions d’armes avancent dans une seule direction : de la Turquie au Gouvernement d’union nationale, le GNA de Fayez Al-Sarraj. Ces transactions comprennent des drones Bayraktar TB2 ainsi que des véhicules blindés Kirpi fabriqués par le groupe turco-qatari BMC. D’autre part, la Turquie a financé des cargaisons d’armes par air et par mer, comme par exemple des cargaisons qui appartiendraient à la compagnie de fret aérien Ukraine Air Alliance, pour plusieurs vols d’Antonov vers la Libye en passant par des aéroports internes turcs pour arriver à l’aéroport de Misrata. Ces vols auraient été détectés les 28 et 31 mai ainsi que le 1er juin dernier. Parallèlement, des cargaisons maritimes sont arrivées dans le port de Tripoli en provenance d’un port turc de Samsun. Le navire Amazon, portant le drapeau de la Moldavie, a ainsi débarqué près de 40 véhicules blindés. Vu la nature de ces armes et notamment les drones, il était indispensable qu’une équipe turque spécialisée soit présente en Libye pour leur fonctionnement. D’ailleurs, en novembre 2019, Khaled Al-Mechri a officiellement reconnu le soutien turc apporté au gouvernement d’union nationale.

La seconde direction est celle des « voies multilatérales » qui apparaissent dans les armes utilisées par les différentes parties du conflit ou les avions abattus. Par exemple, il a récemment été annoncé qu’un avion italien aurait été abattu par l’armée nationale, alors que planaient des doutes selon lesquels il oeuvrait pour l’intérêt du GNA.

La troisième voie est celle de l’ombre ou le marché au noir où fleurit ce commerce. Il s’agit actuellement d’un gros marché vu l’augmentation des transactions importantes d’armes légères et de petit calibre ainsi que des drones. Ce trafic, qui se fait via Internet, est largement épanoui en Libye après 2011 chez différentes catégories. Il a profité aux groupuscules terroristes et aux milices armées ainsi qu’aux personnes désireuses d’acheter des armes de manière illégale. Mais il est fort étonnant que nous avons remarqué dans ce contexte des demandes pour des armes lourdes côte à côte avec les armes légères.

Cinq dimensions

Selon toute vraisemblance, 5 dimensions fondamentales constituent les motifs de la transformation sur la scène libyenne et représentent en même temps des indices concernant les défis sécuritaires.

Premièrement, l’inefficacité des tentatives de stabilisation. Ces 10 dernières années, la Libye est passée par 3 phases transitoires depuis la chute du régime du colonel Kadhafi en février 2011. Et malgré l’existence d’une entente autour des mécanismes politiques qui devaient constituer la plateforme de la stabilité politique et sécuritaire, de nombreux facteurs ont empêché la réalisation de cette stabilité. Le plus important est le démantèlement de l’infrastructure institutionnelle de l’Etat pour en arriver à la phase actuelle de division dans le contexte de l’accord de Skhirat. Deuxièmement, la poursuite de l’ingérence étrangère qui a commencé avec l’opération militaire de l’Otan qui visait le renversement du régime, ce qui a mené au démantèlement de l’Etat. Or, l’ingérence a augmenté dans le contexte de la division et des intérêts propres aux parties étrangères. Alors que cette ingérence était limitée à certaines parties occidentales qui avaient des intérêts traditionnels en Libye comme l’Italie et la France, elle a pris une nouvelle dimension dans le contexte des tensions entre l’Orient et l’Occident. D’autres forces sont alors intervenues dans le conflit, dont les Etats-Unis, mais uniquement dans le cadre de la lutte antiterroriste.

Le terrorisme, une menace toujours pesante

Or, le terrorisme n’est pas prêt de prendre fin, notamment avec l’apparition non officielle limitée de la Russie à travers le groupe Wagner, une société privée ayant recours au mercenariat. En plus de la présence turque croissante dans la gestion des opérations militaires à l’ouest de la Libye. En même temps, l’Occident accuse des forces arabes régionales, comme l’Egypte et les Emirats arabes unis, de s’ingérer dans les affaires de la Libye. Or, l’Egypte assure que son ingérence est limitée aux nécessités de sa sécurité nationale, en particulier le contrôle des frontières communes.

Troisièmement, la restructuration des milices armées. La plupart sont originaires de la Libye tandis qu’une partie est en provenance du voisinage. Ces milices ont été restructurées sous le GNA quand l’armée nationale a déclenché son offensive, surnommée la Bataille de l’honneur, en avril 2019, visant à lutter contre les milices extrémistes.

Quatrièmement, la hausse des dépenses militaires. Le gouvernement d’Al-Sarraj avait consacré aux dépenses militaires un budget spécial après le déclenchement par l’armée nationale de la Bataille de l’honneur. Le total de cette somme était de 1,43 milliard de dollars, dont 28,5 millions consacrés au ministère de la Défense et 2 135 dollars comme salaire ou récompense pour chacun de ses combattants, sans déterminer leur nombre et également sans faire allusion au volume des dépenses sur les armes en provenance de l’étranger, comme il est le cas pour les accords d’armement avec la Turquie. De façon générale, le volume des dépenses libyennes consacrées à l’armement, conformément aux rapports de Global Fair Power 2019, est évalué à environ 3 milliards de dollars. Et il est prévu que ces dépenses connaissent un taux de croissance annuel cumulatif de 1,5 % pour atteindre ainsi 23 milliards de dollars en 2023. Selon les rapports, cette hausse est due à la tendance du gouvernement à acheter différents types d’avions de combat et d’hélicoptères, en plus de chars, radars et autres équipements.

Cinquièmement, la faiblesse du contrôle des frontières. Dans le chaos qui a suivi la révolution de février 2011, les larges frontières libyennes n’étaient pas contrôlées. La Libye a des frontières communes avec 6 Etats qui sont l’Egypte, le Soudan, le Tchad, le Niger, l’Algérie et la Tunisie. De plus, elle possède la plus longue côte sur la Méditerranée. La plupart des Etats voisins de la Libye souffrent des violations des frontières libyennes, en plus des vagues de l’immigration clandestine dont souffrent les Etats du nord méditerranéen européen.

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