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Hichem Ben Yaïche : Le nouveau pouvoir va évoluer sur le fil du rasoir tant il y a de situations à régler

Abir Taleb, Mardi, 05 novembre 2019

Hichem Ben Yaïche, expert en géopolitique et rédacteur en chef de NewAfrican et African Business (France), revient sur la situation postélectorale en Tunisie, les difficiles tractations pour la formation d’un gouvernement et les larges chantiers de réformes. Entretien.

Hichem Ben Yaïche

Al-Ahram Hebdo : La Tunisie vient de connaître un double scrutin présiden­tiel et législatif, une belle expérience de démocratie. Pour autant, de nom­breuses interrogations pèsent sur l’avenir du pays … Comment voyez-vous les perspectives politiques dans la période à venir ?

Hichem Ben Yaïche : Avec les dernières élec­tions présidentielles et législatives, la Tunisie poursuit le processus d’affirmation et de consoli­dation de sa démocratie. L’intériorisation de la culture démocratique est à l’oeuvre. C’est un labo­ratoire politique et sociologique à ciel ouvert. De 2011 jusqu’à aujourd’hui, la Tunisie est passée par des phases incroyables, frôlant le danger de mul­tiples fois. Et toujours, par on ne sait quel miracle — il faut revenir au contexte pour l’appré­cier —, elle a réussi à trouver des solutions de compromis pour dépasser ses points de blocage. Pour autant, rien n’est encore gagné. Le pays est face à des défis gigantesques, car tous les chan­tiers de la réforme sont ouverts, avec des degrés d’urgence qui pèsent lourdement sur la stabilité politique : défis économiques, défis sociaux, défis financiers.

Les 9 dernières années n’ont pas été mises à profit par la classe politique, pour réformer le pays et répondre aux problématiques à l’origine de cette « révolution ». Les résultats des élections res­semblent à un « coup de balai » de la classe poli­tique classique par les Tunisiens, lesquels expri­ment d’une façon magistrale leur envie de voir le pays renouer avec des valeurs pour mettre le pays sur la bonne trajectoire. Le défi est énorme pour le nouveau pouvoir. Il va évoluer sur le fil du rasoir tant il y a de situations à régler : endettement, chômage, emploi, réduction des inégalités, déve­loppement des régions de l’intérieur du pays, etc.

— L’un des premiers défis sera de former un gouvernement sans majorité parlementaire. Quelle coalition peut voir le jour ? Et un tel gouvernement sera-t-il à même d’exercer sa mission dans de bonnes conditions ?

— Le piège mortel pour la Tunisie est celui d’une Constitution qui est séduisante en théorie mais qui, dans la pratique, empêche de gouverner. Le régime semi-parlementaire accentue le jeu des partis. Cette partitocratie, où les partis passent leur temps à négocier des compromis, a des effets per­vers, car cela pousse à la marchandisation poli­tique. De 2014 à 2019, la Tunisie a vécu cette réalité. L’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) était le théâtre de ces pratiques. La leçon donnée par le vote des Tunisiens est l’expression de ce ras-le-bol. Cela dit, l’atomisation de l’ARP à la lumière de ces élections explique les difficul­tés pour former le nouveau gouvernement. Les tractations sont en cours et les scénarios se multi­plient pour sortir de cette situation. Le parti isla­miste Ennahda montre ses dents et ses ambitions pour diriger le gouvernement. Il accélère les initia­tives pour trouver des partenaires afin de compo­ser une majorité pour gouverner. On en est dans cette phase. Cependant, si la situation perdure, il n’est pas exclu d’aller vers de nouvelles élections législatives anticipées. La course contre la montre est engagée.

— Le nouveau président a misé au cours de sa campagne sur l’idée d’inverser la pyramide du pouvoir. Ce projet un peu abstrait qui nécessite une révision de la Constitution est-il concrète­ment possible ?

Kais Saied
Le nouveau président tunisien, Kais Saied, après l'annonce de sa victoire à l'élection présidentielle. (Photo : Reurters)

— En choisissant Kais Saied, la Tunisie s’est identifiée à un homme providentiel. Un homme en qui elle a placé tous ses espoirs. Avec une incroyable magie du verbe, il a su la faire rêver. Un cas d’école. Paradoxalement, dans cette dyarchie — un exécutif à deux têtes —, il a un pouvoir limité. L’autre dilemme est qu’il n’a aucun parti derrière lui pour le soutenir et appli­quer son programme. En dehors des ministres régaliens — ministère des Affaires étrangères, Défense, ministre de l’Intérieur ... —, son autorité est bridée. Tout ce qu’on va vivre tient de l’inédit. Ses premières décisions montrent qu’il veut pous­ser les uns et les autres à explorer des pistes et suggère, d’une façon subtile, de s’orienter vers un gouvernement de technocrates ou sans couleur politique. Pas sûr que cela plaise à des partis poli­tiques qui ont une irrépressible envie d’accéder aux responsabilités ministérielles. Quant à l’inver­sion de la pyramide du pouvoir, cela va rester pour le moment un voeu pieux en raison des pouvoirs limités dont il dispose.

— Certains craignent que la victoire de Saied ne soit récupérée par les islamistes, d’autant plus qu’il est sans structure partisane et qu’il risque d’avoir besoin de leur soutien au parle­ment, Ennahda y étant majoritaire. Qu’en pensez-vous ?

— En vérité, nous sommes face à une réalité inédite. Les craintes autour de Kais Saied se dis­sipent progressivement. Ce président se révèle être l’incarnation d’un islamo-conversatisme qui puise ses racines dans le tempérament de la société tuni­sienne. Ennahda est un produit qui s’ancre dans l’islam des Frères musulmans, qui s’appuie sur une culture de fratrie avec une arborescence internatio­nale (Turquie, Qatar, Libye, etc.). Les Tunisiens le savent avec lucidité. De ce point de vue, le nou­veau chef de l’Etat marque son pré carré et ses orientations personnelles. Après avoir tenté de l’annexer, le parti islamiste a compris qu’il ne sera pas son pantin articulé. Cependant, auréolé de cette sensibilité islamique, les nouveaux partis qui s’ins­crivent dans la mouvance de l’islam politique (un spectre varié et complexe) vont l’observer et prati­quer une certaine prudence à son égard.

— Kais Saied a été élu président sans parti politique ni véritable programme. Ce désaveu de la classe politique et les attentes du peuple ne représentent-ils pas une lourde responsabilité pour un président sans expérience politique ? En d’autres termes, sera-t-il à la hauteur ?

— Votre question est cruciale, car ce président habitué à la conceptualisation et à la théorisation de par son univers universitaire est maintenant obligé de descendre de son piédestal pour entrer dans le réel, celui du pouvoir. Ce sera son baptême du feu véritable. Personne ne peut dire comment il va s’en sortir tant il y a d’éléments inconnus.

Les Tunisiens lui ont donné un blanc-seing pour s’attaquer au pouvoir de l’argent, au pouvoir des lobbys et au pouvoir des mafias. C’est un gigan­tesque chantier qui comporte des risques incalcu­lables. Des hommes qu’il aura choisis dépendra sa gouvernance. On a déjà une idée sur ce premier cercle de ses collaborateurs. Avec des pouvoirs limités, il doit montrer sa capacité à décrypter les situations et à trouver les voies pour sortir la Tunisie de sa profonde crise multiforme. Il est impossible de prévoir ou prédire ce qui adviendra. Mais ce président, sans expérience politique et sans parti, se doit d’apprendre très vite les codes de ce métier. Et entrer ainsi de plain-pied dans la phase d’exécution pour enrayer la descente aux enfers d’un pays qui n’en peut plus d’attendre. Vaste défi pour un président novice !

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