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En Tunisie, le paysage politique chamboulé

Abir Taleb avec agences, Mardi, 15 octobre 2019

Elu président avec 72,7 % des voix, Kais Saied, un novice en politique et sans structure partisane, a été plébiscité par les Tunisiens. Un choix synonyme d'échec de l'ensemble de la classe politique tunisienne, mais qui plonge le pays dans l'incertitude.

En Tunisie, le paysage politique chamboulé
« Nous allons essayer de construire une nouvelle Tunisie », a dit Kais Saeid après son élection.(Photo : Reuters)

C’est un score sans appel qui amène Kais Saied au palais de Carthage. Une victoire écrasante : avec 72,7 % des voix, le professeur en droit constitutionnel Kais Saied a été largement plébiscité par les Tunisiens, lors du second tour de la présidentielle qui l’opposait, dimanche 13 octobre, à l’homme d’affaires poursuivi pour fraude fis­cale et blanchiment d’argent, Nabil Karoui, qui a attribué son échec à son incarcération durant 49 jours, en pleine campagne.

Pour ce troisième scrutin en un mois, la participation a été nette­ment plus élevée qu’au premier tour de la présidentielle et qu’aux législatives, atteignant près de 55 %. Immédiatement après la publication des premiers sondages en fin de soirée, dimanche 13 octobre, des milliers de personnes se sont rassemblées sur l’avenue Bourguiba, dans le centre de Tunis, saluant la démocratie. Et avant même la publication des résultats officiels, Kais Saied a remercié « les jeunes qui ont ouvert une nou­velle page de l’histoire », lors d’une brève apparition devant ses parti­sans et la presse dans un hôtel de Tunis. En effet, environ 90 % des électeurs de 18 à 25 ans ont voté pour lui, selon l’Institut de sondage Sigma, contre seulement 49,2 % des plus de 60 ans. Le vainqueur est ensuite sorti sur l’avenue principale de la capitale pour faire une courte déclaration, l’air impassible en dépit de l’émotion ambiante. « Nous allons essayer de construire une nouvelle Tunisie », a-t-il décla­ré, stoïque, devant ses proches et la presse. « Je connais l’ampleur de la responsabilité », a-t-il ajouté.

La responsabilité est en effet grandiose. Si ce mandat clair lui donne une forte légitimité, les défis sont à la hauteur de ce plébiscite. Alors que s’accumulent les urgences socioéconomiques, que peut faire Kais Saied à une popula­tion aux attentes aiguisées, après avoir vu les espoirs de la révolution déçus ? Parviendra-t-il à faire pas­ser ses propositions sans parti pour les relayer au parlement, où se situe l’essentiel du pouvoir en vertu de la Constitution de 2014 ? Et comment ce parlement composé d’une multi­tude de partis divergents — ce qui du reste augure de négociations ardues pour former un gouverne­ment — pourra-t-il fonctionner et mener à bien sa mission ? Certains analystes prévoient déjà que le pré­sident élu aura du mal à faire passer les réformes qu’il prône via un par­lement fragmenté. Kais Saied risque donc de se retrouver isolé au palais de Carthage. Ou encore se saisir des textes qu’il connaît par­faitement pour prendre les initia­tives législatives que lui accorde la Constitution.

Autre problématique, M. Saïed reste inclassable sur l’échiquier politique : sans parti, sans expé­rience du pouvoir, Kais Saied est un homme politique atypique. Ses positions conservatrices sur le plan sociétal lui ont valu des accusations d’intégrisme. Pour s’en défaire, il a fait en sorte que son discours poli­tique ne soit pas appuyé sur des références religieuses. Il le dit lui-même, il n’a pas de programme, mais il prône une décentralisation radicale du pouvoir et promet de renforcer le rôle social de l’Etat. Il entend donner, par des assemblées locales, une gouvernance inversée qui ferait du terrain un lieu démo­cratique de force de propositions, au détriment du parlement (voir encadré). Une constante sur laquelle il n’a cessé d’insister.

L’ascension d’un néophyte atypique

Mais comment ce novice en poli­tique, sans appartenance partisane, a-t-il pu séduire les Tunisiens, notamment les jeunes ? Rompant avec l’élite politique, il a d’abord bénéficié du vote-sanction d’élec­teurs exaspérés par les chamaille­ries politiciennes et l’horizon éco­nomique bouché. Mais au-delà, ce choix témoigne aussi d’une certaine adhésion à son projet. Le président élu se revendique dans la lignée de la révolution de 2011 qui chassa du pouvoir Zine El Abidine Ben Ali. Derrière son discours souverainiste et ses appels à une réforme radicale du régime politique se sont rangés des formations de gauche, nationa­liste arabe tout comme le parti d’inspiration islamiste Ennahda, principal bloc au Parlement (52 sièges), ou encore la coalition Al-Karama (la dignité), un mouve­ment islamo-populiste formé récemment par l’avocat Seifeddine Makhlouf. Ce qui risque tout de même de lui valoir certaines cri­tiques ...

Tout compte fait, de celui qui est devenu le président de la Tunisie, on connaît peu de choses. Bien que plébiscité, il reste une énigme. Sa relative discrétion n’arrange pas les choses. Surnommé « Robocop », en raison de sa diction saccadée et de son visage impassible, jugé austère mais aussi intègre, conservateur assumé, il était encore inconnu des Tunisiens il y a à peine quelques années. Ce professeur de droit constitutionnel a juste commencé à faire ses apparitions sur les plateaux de télévision en tant qu’analyste politique. Sa campagne électorale a été à l’image de sa personne : dis­crète. Un QG modeste, peu de moyens, Kais Saied s’est contenté d’arpenter les rues, de serrer les mains, d’échanger des discussions avec les simples citoyens. Mais il s’est aussi appuyé sur les réseaux sociaux pour séduire les jeunes, son principal électorat. Un électorat qui, semble-t-il, n’a focalisé que sur un seul aspect : intègre, honnête, indé­pendant, instruit et ayant des prin­cipes. C’est tout ce qui a compté, le reste n’a eu aucune importance.

Pendant sa campagne, il n’a cessé de répéter qu’il ne voulait pas brader le rêve. Une façon de se montrer différent, de rompre avec les habi­tuelles promesses électorales faites par les candidats de tout bord. L’homme a séduit et la méthode a payé. Mais le plus dur reste à faire.

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