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Délicate transition en Tunisie

Abir Taleb avec agences, Mardi, 30 juillet 2019

Intervenant en pleine période préélectorale, la mort du président tunisien Béji Caïd Essebsi ouvre une phase d'incertitude pour le pays. Les partis politiques rebattent leurs cartes en vue de la présidentielle anticipée et des législatives qui la suivront.

Délicate transition en Tunisie
Bien de foule à l'occasion des obsèques d'Essebsi.

L’émotion et la tristesse du deuil pas­sées, et le sentiment d’unité nationale de même, les Tunisiens s’interrogent sur leur avenir. La mort du président Béji Caïd Essebsi, décédé à l’âge de 92 ans, jeudi 25 juillet, n’était sans doute pas une sur­prise, vu son âge avancé et la détérioration de son état de santé ces dernières semaines. Fin juin, il avait, en effet, déjà été hospitalisé pour un grave malaise. Il n’en demeure pas moins que l’inquiétude est bel et bien là, car la dispa­rition d’Essebsi intervient dans un contexte politique délétère et en pleine période préélecto­rale. Les regards sont désormais tournés vers les prochaines étapes, notamment la présidentielle anticipée, dont la date a été fixée au 15 sep­tembre au lieu du 17 novembre comme initiale­ment prévu. Car en vertu de la Constitution, l’intérim, assuré par le président du premier parlement tunisien, Mohamed Ennaceur, ne doit pas dépasser 90 jours.

Selon le calendrier initial, la présidentielle devait être précédée, le 6 octobre, par des légis­latives générales. Mais ce calendrier va être bouleversé : les législatives doivent en principe précéder la présidentielle. Si ce n’est pas le cas, le changement du calendrier électoral obligera les partis politiques à refaire leurs calculs et revoir leur choix de candidats. Tout va donc se jouer dans les semaines qui viennent.

Plusieurs chantiers inachevés

Qui dit élections, dit loi électorale. Ce qui nous ramène à un autre point crucial : l’amende­ment du code électoral. Les conditions pour se présenter aux élections ont été amendées de façon contestée en juin dernier par le parlement, mais le texte, voté à l’initiative du gouverne­ment, n’a pas été promulgué par le chef de l’Etat avant son décès. Que va-t-il donc en devenir ? La question est désormais de savoir si ce code électoral amendé sera promulgué dans les jours à venir, excluant plusieurs candidats de poids des scrutins. L’un des grands enjeux des prochaines semaines, et donc du scrutin, sera de savoir si le président par intérim, Mohamed Ennaceur, va finalement promulguer cette nou­velle loi électorale ou s’il refusera d’y toucher, d’autant plus que selon les proches d’Essebsi, le président défunt ne voulait pas le faire.

Le processus électoral fait face à un autre sujet de tension, car le président défunt laisse aussi derrière lui un paysage politique en plein désarroi, après des luttes des clans qui ont décimé le parti présidentiel, Nidaa Tounes, qu’il avait fondé en 2012. Cette formation se retrouve aujourd’hui reléguée à l’arrière-plan après avoir gagné les législatives et la présidentielle de 2014. Une guerre de pouvoir fratricide entre le premier ministre, Youssef Chahed, et le fils du président, Hafedh Caïd Essebsi, a eu raison du parti. Ce dernier a été fortement contesté au sein de Nidaa Tounes ces dernières années, mais il est resté à sa tête au prix de profondes scissions. Béji Caïd Essebsi « a été un élément de tension dans la politique tunisienne », estime le député et dirigeant du Courant démocrate, Ghazi Chaouachi, cité par l’AFP. « C’est lui qui a contribué à ce que son fils soit dirigeant de Nidaa Tounes au détriment de l’intérêt de son parti ». Youssef Chahed, actuel chef du gouver­nement, un ancien membre du parti Nidaa Tounes d’Essebsi entré ensuite en dissidence, a un bilan très mitigé et ne semble pas en mesure de pouvoir s’imposer. Deux femmes, l’avocate Abir Moussi et l’ancienne directrice de cabinet du président, Salma Ellouni, pourraient se mêler à la bataille pour la présidence. Divisés, les partis démocrates entendent partir chacun sous leurs couleurs aux législatives en espérant se retrouver ensuite en coalition pour contrer les ambitions d’Ennahda.

Et Ennahda dans tout cela ?

Cette implosion du pôle « moderniste » face aux islamistes d’Ennahda rend l’issue des pro­chaines élections incertaine, ouvrant la voie « à une multitude de partis qui vont avoir du mal à peser », estime le politologue Selim Kharrat, également cité par l’AFP. Certes, Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste, est peu populaire auprès des Tunisiens, et il ne se présentera probablement pas à la présiden­tielle, ses chances d’être élu étant infimes. Il sera en revanche candidat aux législatives avec l’espoir d’accéder ensuite à la présidence de l’Assemblée. Le parti a, en effet, dévoilé ses têtes de listes pour les législatives deux jours à peine avant la mort de Caïd Essebsi.

Le député du bloc parlementaire Ennahda, Ajmi Lourimi a, en outre, annoncé que les instances du parti ont commencé à étudier les possibilités de présenter leur candidat aux pro­chaines présidentielles. Il a ajouté que ce can­didat pourrait être membre d’Ennahda ou une personnalité étrangère au mouvement.

Or, l’une des plus grandes craintes pour de nombreux Tunisiens est le retour en force d’Ennahda. Si le parti islamiste a officielle­ment fait sa mue depuis 2016 en séparant la politique de la prédication religieuse, nom­breux sont ceux qui s’interrogent encore s’il a réellement coupé avec ses racines et l’in­fluence des Frères musulmans.

Autre dossier laissé en plan : la Cour consti­tutionnelle. Tous les partis siégeant au parle­ment ont retardé par calcul politique la mise en place de ce pilier crucial de la démocratie, en attente depuis 2014. L’enjeu est d’autant plus important que la Constitution tunisienne, saluée en 2014 comme un habile compromis entre islamistes et progressistes, a maintenu sur nombre de sujets sociétaux des ambiguïtés qu’il appartiendra à la Cour constitutionnelle d’interpréter. Mais les tenants du consensus forgé entre Nidaa Tounes et Ennahda tenaient à préserver cette ambiguïté pour maintenir cette alliance, qui a tenu jusque fin 2018. Les partis politiques ont surtout cherché des candi­dats proches idéologiquement ou politique­ment, au lieu de soutenir des candidats indé­pendants reconnus pour leur compétence. Une neuvième tentative d’élire quatre des membres de la Cour constitutionnelle a échoué au parle­ment peu avant le décès d’Essebsi, repoussant de facto toute décision jusqu’en 2020, fragili­sant la transition démocratique dans une période délicate.

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