Ce n’est pas la première fois que les intérêts des acteurs régionaux s’affrontent en Syrie. Mais c’est sans doute l’une des plus graves démonstrations de cette confrontation. Alors que les crispations vont grandissant avec le cours pris par le conflit syrien en faveur du régime du président Bachar Al-Assad, les forces régionales préparent déjà l’après-guerre. Cette fois-ci, c’est Israël qui monte au créneau. Son objectif : lancer un message clair qu’il n’acceptera pas de forte présence iranienne à ses frontières. Tout a commencé samedi 10 février, lorsqu’Israël a mené des attaques aériennes de grande ampleur en Syrie, frappant des cibles militaires syriennes mais aussi iraniennes, selon Tel-Aviv, après avoir intercepté, toujours selon les affirmations israéliennes, un drone lancé de Syrie et présenté comme iranien, ce qui a été considéré par l’armée israélienne comme «
la plus sérieuse violation de la souveraineté israélienne par l’Iran depuis le début de la guerre en Syrie ». C’est la première fois que l’armée israélienne dit ouvertement avoir visé des cibles «
iraniennes » depuis le début, en 2011, de la guerre en Syrie, où Israël a effectué ces dernières années de nombreuses frappes contre le régime de Damas ou le Hezbollah libanais.
Le même jour, quelques heures après les raids israéliens, un avion de combat F-16 de l’armée de l’air de l’Etat hébreu s’est écrasé en Israël après avoir essuyé des tirs de la défense antiaérienne syrienne. Selon le quotidien israélien Haaretz, c’est aussi la première fois depuis 30 ans qu’Israël perd un F-16 au combat. Si Israël a affirmé que ses raids n’étaient qu’une riposte, les forces alliées du régime syrien — dont le Hezbollah libanais et l’Iran — ont nié toute violation de l’espace aérien israélien par un drone, dans un communiqué de leur commandement conjoint. Et Téhéran d’accuser Israël de « mensonges » et de souligner le droit de la Syrie à la « légitime défense ». « L’Iran n’a pas de présence militaire en Syrie et a envoyé uniquement des conseillers militaires en Syrie à la demande du gouvernement syrien », a encore déclaré le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, Bahram Ghassemi. Quant au Hezbollah, dans un communiqué cité par Reuters, il est allé plus loin en se félicitant du « début d’une nouvelle phase stratégique » en Syrie, estimant que l’épisode du F-16 israélien abattu « amènerait à une limitation de l’exploitation de l’espace aérien syrien par Israël ».
Des développements à hauts risques donc, mais face auxquels le secrétaire général de l’Onu, Antonio Guterres, s’est contenté d’appeler « tout le monde à travailler à une désescalade immédiate et inconditionnelle de la violence et à faire preuve de retenue ». M. Guterres « suit de près l’alarmante escalade militaire en Syrie et la dangereuse extension (du conflit, ndlr) au-delà de ses frontières », a déclaré dans un communiqué son porte-parole, Stéphane Dujarric.
Une multitude d’acteurs aux intérêts différents
Nous voilà donc face au plus sévère accès de tensions impliquant les trois pays depuis des années. Israël a certes déjà mené des frappes sporadiques, notamment contre des cibles de l’armée syrienne ou des convois d’armes à destination du Hezbollah, mais rien d’une telle ampleur. En effet, si Israël et la Syrie restent officiellement en état de guerre, les relations sont d’autant plus tendues que trois ennemis d’Israël opèrent sur la scène syrienne : le régime lui-même, le Hezbollah et l’Iran. Et avec la tournure que prend la guerre en Syrie, une tournure nettement favorable au régime de Damas, le malaise de l’Etat hébreu se fait de plus en plus sentir. Le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, n’a cessé de mettre en garde contre l’expansion de l’Iran dans la région. Et de prévenir qu’il ne permettrait aucun « ancrage » militaire de l’Iran à ses portes, en Syrie.
Dans cette escalade, Tel-Aviv est évidemment soutenu par son allié de toujours, Washington, lui-même grand ennemi de Téhéran et qui voit d’un très mauvais oeil l’influence de ce dernier dans la région. « Les Etats-Unis sont vivement préoccupés par l’escalade de la violence à la frontière d’Israël et soutiennent fermement le droit souverain d’Israël à se défendre », a expliqué le département d’Etat dans un communiqué, dénonçant dans la foulée « les activités nuisibles de l’Iran dans la région ».
Mais pour la Russie, un autre acteur incontournable, qui entretient de bonnes relations avec Israël, mais qui est aussi un allié de la Syrie et de l’Iran, c’est tout autre chose. D’où l’appel de Moscou lancé aux acteurs régionaux de « faire preuve de retenue et d’éviter tout acte qui pourrait compliquer davantage la situation », selon les termes d’un communiqué diffusé par le ministère russe des Affaires étrangères le 10 février. « Notre première préoccupation est la menace d’accroissement des tensions dans et autour des zones de désescalade en Syrie, dont la création est devenue un facteur important pour la réduction des violences sur le sol syrien », dit le communiqué.
Et, sur un ton ferme, Moscou a aussi considéré comme « absolument inacceptable » de mettre en danger la vie de soldats russes. En fait, Netanyahu s’emploie ardemment, depuis un certain temps déjà, à pousser la Russie à contenir les agissements de Téhéran. Le mois dernier à Moscou, le premier ministre israélien avait souligné devant le président russe, Vladimir Poutine, le « danger » de voir l’Iran prendre pied militairement en Syrie et y produire des armes de précision. « J’ai parlé, il y a un moment avec le président russe Vladimir Poutine. Je lui ai réitéré notre droit et notre obligation de nous défendre contre les attaques du territoire syrien. Nous avons convenu que la coordination de la sécurité entre nos armées se poursuivrait », a déclaré Netanyahu samedi 10 février. Tout porte donc à croire qu’après cette escalade militaire, les Israéliens vont reprendre leur travail de pression diplomatique et notamment sur Moscou, afin que Vladimir Poutine contraigne ses alliés, l’Iran et le Hezbollah, à quitter la Syrie une fois la guerre finie.
L’imbroglio de l’après-Daech
Mais d’ici là, la situation se complique en Syrie, non pas entre les différentes parties qui se font la guerre, mais entre les acteurs régionaux. Débarrassée de Daech, la Syrie, où Washington, Ankara et désormais Tel-Aviv mènent diverses opérations militaires sans disposer de mandat onusien, est plus que jamais le théâtre de convoitises régionales et de guerres d’influence. En effet, la tension entre le trio Israël-Syrie-Iran est venue s’ajouter aux inquiétudes d’un autre voisin pas non plus en reste dans le conflit : la Turquie. Au moment même où Israël menait ses raids, était abattu un hélicoptère turc participant à la campagne militaire menée depuis le 20 janvier par Ankara contre les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) dans la ville syrienne d'Afrine.
Il y a donc d’un côté la Turquie, particulièrement inquiète de la place que prendraient les Kurdes dans un futur règlement, qui entend protéger ses intérêts. De l’autre, Israël, lui aussi préoccupé par l’emprise iranienne, qui ne compte pas se taire. Deux voisins de la Syrie auxquels s’ajoutent d’autres parties influentes aux calculs différents, parfois même opposés, également présentes d’une manière ou d’une autre sur le théâtre de la guerre dans ce pays. Une Syrie qui cristallise aujourd’hui les luttes d’intérêts et les guerres d’influence entre les différents acteurs régionaux. Des luttes à même de nuire aux perspectives de paix.
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