Tebourba, quelque 35 km à l’ouest de Tunis. C’est là où est tombée, le lundi 8 janvier, la première victime des manifestations contre les mesures d’austérité annoncées par le gouvernement. La ville se prépare à enterrer son « martyr », Khomsi El-Yeferni. Au centre-ville, là où se trouvent les bâtiments officiels, la tension se fait sentir. Des échauffourées entre des jeunes lançant des pierres de loin vers des cibles non identifiables et des policiers essayant de disperser les rassemblements à coups de grenades lacrymogènes. Sur le chemin vers le foyer des Yeferni, un homme, se présentant comme un ingénieur à la retraite, dénonce les « agents » du Front populaire (un parti de gauche) qu’il accuse d’avoir versé de l’argent aux manifestants pour semer les troubles. Une accusation rejetée par la plupart des habitants interrogés. Selon eux, ces accusations sont l’oeuvre des islamistes du parti Ennahda. « Le Front populaire n’a même pas de bureau dans la ville. Les seuls partis présents ici sont Ennahda et Nidaa, et ils sont tous deux membres de la coalition au pouvoir. D’ailleurs, c’est eux qui ont récolté les voix de Tebourba lors des élections législatives de 2004 », rétorque un habitant. Malgré tout, beaucoup parlent des jeunes d’un nouveau mouvement citoyen issu du Front populaire Fech Nestanew ? (Qu’attendons-nous ?), qui ont sillonné la ville quelques heures avant le début des manifestations pour distribuer le manifeste de leur formation.
A vrai dire, peu parmi les habitants semblent s’intéresser aux débats parlementaires relatifs aux manifestations, aux échanges entre, d’un côté les députés de Nidaa et d’Ennahda, et de l’autre ceux du Front populaire, qui s’accusent mutuellement de mettre à feu le pays. Avec ses 30 000 habitants, Tebourba a toujours été une ville calme qui n’a pas de tradition de protestations sociales. « Tebourba n’est pas du tout politisée, ici, la société civile est quasi absente, à part quelques associations d’écoles coraniques proches du parti Ennahda. Les djihadistes et les salafistes n’ont aucune présence dans la ville. Cependant, les relations entre les jeunes et la police, déjà tendues, se sont davantage crispées après la révolution de 2011 », explique l’activiste Anis El-Mabrouki, lui-même habitant de Tebourba. « Les jeunes ont vu à la télé les manifestations à Kasserine et Sidi Bouzid, et ont voulu faire de même », lâche une femme. D’autres estiment que la réaction violente des forces de l’ordre a envenimé la situation, tandis que d’autres encore accusent les jeunes d’avoir coupé le chemin de fer. Les jeunes, pour leur part, ne blâment que le chômage. Cela dit, tout le monde s’accorde à attribuer les actes nocturnes de vandalisme à des gangs qui n’ont rien à faire avec les protestataires.
Un martyr qui ne connaît rien à la politique
Vers 15h, les gens ont commencé à se rassembler dans la petite ruelle où se trouve la maison des Yeferni. On attend l’arrivée de la dépouille de l’hôpital. Ici, aucune présence policière ne se fait remarquer, pourtant, l’odeur diffuse du gaz lacrymogène rappelle que des affrontements se poursuivent près de la ligne de chemin de fer qui traverse la ville. Le cercueil du jeune Khomsi arrive, tout le monde accourt pour le porter. Une demi-heure après, il sort de la maison, enveloppé du drapeau tunisien, les cris et les pleurs donnent lieu aux youyous des femmes qui acclament le « martyr », un martyr qui ne s’est jamais intéressé à la politique de son vivant. Au passage du cortège funèbre, les échoppes baissent leur rideau. Aucun acte de vol ni de casse ne vient déranger la progression de la foule devancée par un véhicule militaire. En traversant le chemin de fer, l’odeur du gaz lacrymogène s’intensifie et l’on distingue de loin des dizaines de jeunes qui lancent des pierres.
Au moment de l’enterrement, on entonne l’hymne national, tout en rendant un hommage collectif au martyr de la ville. Son frère aîné, Mohamad, rappelle que Khomsi avait 45 ans, et avait choisi de ne pas se marier pour pouvoir entretenir ses parents et ses deux soeurs. « Il ne souffrait d’aucune maladie et ne s’est jamais plaint d’asthme », tient-il à préciser pour démentir la cause officielle du décès de son frère. D’après des témoins oculaires, dans la nuit du 8 décembre, une voiture de la police qui pourchassait les manifestants lui a roulé dessus à deux reprises. « Il est mort sur le champ, à l’hôpital, j’ai pu voir son dos fracturé et le médecin légiste a fait état de deux côtes brisées », insiste Mohamad. Sur la route vers la capitale, la radio de la voiture hurlait : « La Tunisie tient bon ! Tout va bien ! ».
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