Correspondance —
Plusieurs dizaines de personnes ont manifesté dimanche à Tunis pour réclamer le droit de manger et de boire en public durant le Ramadan, et pour protester contre l’arrestation des non-jeûneurs, une première en Tunisie. A l’appel du mouvement « Mouch Bessif » (pas contre notre volonté), les manifestants se sont rassemblés au centre de Tunis criant notamment : « La liberté individuelle est garantie par la Constitution ». « En quoi ça te dérange si tu jeûnes et si je mange ? », « Arrêtez les terroristes et laissez tranquilles les non-jeûneurs », « Non aux arrestations des non-jeûneurs », pouvait-on lire sur des affiches brandies par les protestataires.
Ces manifestations interviennent alors que quatre hommes ont été arrêtés, début juin, pour avoir mangé dans un parc. Déjà, la semaine dernière, le président de l’Association tunisienne des prédicateurs et des cadres religieux, Mehdi Ben Boukthir, a dénoncé les appels à la fermeture des cafés et des restaurants durant les heures du jeûne du mois du Ramadan. Il a également dénoncé le trac et la diffamation des non-jeûneurs. « L’ouverture ou la fermeture des cafés relève de la compétence des pouvoirs publics. Aucune partie ne peut remplacer l’Etat et ses institutions exécutives », a-t-il déclaré à l’agence Tunis-Afrique Presse (TAP), estimant qu’il n’était pas permis de « s’ingérer dans la vie privée d’autrui, notamment observer le jeûne ou ne pas l’observer ». Ses déclarations faisaient partie d’un débat qui anime la société tunisienne autour des vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux montrant des cafés ouverts durant la journée. Elles ont été filmées par Adel Almi, président de l’Association centriste pour le développement et la réforme, qui a fait le tour des cafés pour en enjoindre les propriétaires de ne pas servir, tout en promettant la souffrance éternelle aux non-jeûneurs, filmés « en flagrant délit ». Bien que la plupart des cafés et restaurants du pays baissent leur rideau durant les heures de jeûne, l’Association tunisienne des prédicateurs a cru important de publier un communiqué déplorant cette campagne « menée par certains au nom de la religion » et qui constitue « un dangereux précédent qui nécessite une intervention en toute urgence de peur qu’elle ne se propage à d’autres domaines ». Dans ce communiqué, l’association a appelé à garantir la sécurité de tous les Tunisiens qu’ils soient pratiquants ou non.
Les réactions à cette campagne ont pris plusieurs formes. Des jeunes ont bravé le prédicateur en postant leurs photos sur les réseaux sociaux en train de manger pendant une journée du Ramadan, de quoi susciter la colère d’autres internautes. Les partis politiques ont publié des communiqués soulignant la tolérance de l’islam et mettant en garde contre l’ingérence dans les pratiques religieuses privées. Le parti islamiste Ennahda, pourtant allié du parti au pouvoir Nidaa Tounes, a brillé par son absence du débat.
Réagissant aux protestations, le ministre de l’Intérieur, Hedi Majdoub, a déclaré que le règlement régissant l’ouverture des cafés et des restaurants pendant le mois du Ramadan, établi avant la révolution de janvier 2011, était toujours en vigueur. Parmi les spécialistes de l’islam qui se sont prononcés aux médias, la professeure Mongia Souaïhi, de l’Université Ezzitouna, a estimé que ceux qui mènent cette campagne de diffamation à l’encontre des non-jeûneurs donnaient une « image erronée de l’islam, qui est la religion de facilité ». Et d’ajouter : « Ce sont des parasites de la religion, leurs fatwas sont infondées ».
Le débat ne s’est pas limité à la religion, il était aussi d’ordre constitutionnel. En fait, la Constitution tunisienne, fruit d’un consensus entre les islamistes et les laïcs, garantit « la liberté de croyance et de conscience », mais l’Etat y est aussi décrit comme « gardien de la religion ». Dans la ville occidentalisée de Bizerte (nord), quatre Tunisiens ont été condamnés, jeudi, à un mois de prison, après avoir mangé dans un jardin public en plein Ramadan. Et bien qu’aucune loi n’interdise de manger ou de boire en public pendant le Ramadan, ils sont jugés parce que « leur acte est provocateur et porte atteinte à la morale », comme l’explique le procureur général du tribunal de première instance de Bizerte, Mongi Boularès.
Mais en marge de la polémique largement médiatisée, beaucoup de Tunisiens n’y voient qu’une diversion destinée à leur faire oublier les problèmes politiques et économiques qui frappent le pays, notamment le chômage et les zones marginalisées.
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