Al-Ahram Hebdo :
Selon vous, la solution en Libye passe par les tribus, c’est assez paradoxal. N’est-ce pas justement ce système tribal qui alimente le clanisme et les rivalités ?
Rafaâ Tabib : Je précise ma pensée, j’ai dit que la pacification en Libye pour sortir de cette violence milicienne c’est d’impliquer et de manière institutionnalisée les tribus libyennes qui ont une très vieille tradition de réconciliation. Il ne faut pas oublier que ceux qui sont en train de mourir sur les fronts et dans les escarmouches entre les groupes miliciens, etc. Ce sont les enfants des tribus. Et ces dernières savent maintenant qu’il n’y a plus de véritables enjeux qui méritent que l’on se batte de cette manière-là dans cette guerre qui est devenue nihiliste. Donc, sur cette base, ce sont les tribus et surtout les chefferies traditionnelles, qui ont été relativement écartées des postes de responsabilité après 2011, qui peuvent jouer ce rôle de réconciliation et de pacification. Ces chefs de tribus ne sont pas contre l’Etat moderne, il ne faut pas se leurrer. Ils savent qu’ils ne peuvent pas être une alternative à l’Etat, mais ils peuvent aider à l’avènement de l’Etat. Et dans les différentes réunions de réconciliation auxquelles je participe, dans le cadre d’un groupe de formation de médiateurs duquel je fais partie, les gens nous disent, et notamment les chefs tribaux : Nous ne pouvons faire que la moitié du chemin, à savoir réconcilier, arrêter l’effusion de sang et dégager les deux parties du conflit, mais c’est à l’Etat d’intervenir par la suite en ramenant la police, la sécurité et surtout en investissant pour que les jeunes aient autre chose à faire que la guerre.
— A l’origine du problème libyen, le problème n’était-il pas justement l’exploitation par différentes parties de ce système tribal à différentes fins ?
— Non. S’il n’y avait pas les tribus en Libye, on serait peut-être dans une configuration rwandaise. Les tribus et les chefs tribaux, notamment, ont joué un énorme rôle dans la préservation des vies et dans l’atténuation des conflits. Juste après 2011 quand il n’y avait plus cet Etat qui pouvait réguler la violence entre les groupes, une telle violence libérée de toute contrainte aurait pu incendier le pays. Or, jusqu’à maintenant, ce n’est pas le cas. C’est vrai que la Libye apparaît comme un chaos mais ce n’est qu’une représentation de l’esprit. En fait, en Libye, il y a des règles, mais il y a également des parties du territoire qui connaissent des dérèglements très profonds avec des clivages très anciens, mais qui ont réapparu aujourd’hui non pas à cause des tribus mais parce qu’il n’y a plus d’Etat.
— Vous dites également que c’est grâce à Facebook que tous les conflits tribaux ont été ravivés ?
— En Libye il y a deux mondes, il y a les césures qu’on trouve ici en Egypte, entre les espaces d’expression des jeunes et l’espace d’expression des vieux. Et cela, les milices l’ont compris en Libye. Elles veulent maintenir une forme de « assabéya » et de mobilisation, elles investissent beaucoup dans ce qu’on appelle les milices électroniques qui alimentent les clivages, elles les réinventent, elles les réécrivent, les resémantisent parfois, pour pouvoir créer de véritables animosités entre les groupes et préparer le terrain à des sortes de ratissages, de racket et d’attaques, etc. Je citerais notamment que certains intellectuels entre guillemets, activistes de Facebook et des réseaux sociaux, travaillent énormément sur la réécriture de l’histoire. Et quand ils réécrivent l’histoire, ils insistent sur un aspect extrêmement important, qui est de dire : ce n’est pas vrai, il n’y a jamais eu tel ou tel accord historique entre telle ou telle tribu. Je donne comme exemple ce qui s’est passé entre les Touaregs et les Toubous. Entre les deux tribus, il y a un accord qui date de 120 ans pendant lesquels il n’y a jamais eu de conflit. C’est une charte très complexe qui régit les relations entre les deux parties allant des mariages mixtes à la gestion et au partage des terres ou des biens. Et quand une société pétrolière a voulu mettre la main sur un champ pétrolier, à savoir le champ de Chrara, elle a fait éclater cette guerre entre les Touaregs et les Toubous et les milices électroniques qui ont tous fait dans ce cadre de la réécriture de l’histoire pour faire en sorte que cette charte n’ait jamais existé. Ces milices raniment également de manière fonctionnelle et pragmatique des conflits dans le but de créer de nouveaux tribalismes « assabéya »
— Ces milices qu’elles soient virtuelles ou en combat sur le terrain sont animées par quels intérêts ?
— Elles sont animées par des intérêts liés à la prédation des ressources. C’est une nouvelle économie de guerre milicienne qui permet à chaque milice, dès qu’elle s’accapare d’un territoire, de tout ratisser et de s’accaparer de tout ce qu’elle trouve. Ces milices volent même les écoles, les câbles électriques, câbles optiques, etc.
— Mais ces membres des milices ne sont-ils pas issus des tribus dont vous parliez plus haut ?
— Cela, c’est encore plus compliqué. Lorsqu’il y a eu la guerre entre les tribus juste après 2011, les milices étaient le bras parallèle des tribus mais après, quand il y a eu la première pacification après 2012, les milices ont commencé à recruter des mercenaires n’importe où et n’importe comment, y compris parmi les Tunisiens et les Egyptiens. Maintenant, les milices n’ont strictement plus aucun rapport avec l’architecture tribale.
— Ainsi donc, un nouvel acteur s’est greffé au paysage libyen ?
— Oui. Avant, en 2013, lorsqu’il y a eu des problèmes dans le sud, le gouvernement payait des milices pour aller faire la guerre. Les milices sont devenues une sorte d’entreprise sécuritaire qu’on envoyait dans les villes et les villages pour mater les mouvements de protestation. Après, quand il y a eu les premières crises financières en 2014, les milices, qui étaient constituées et qui n’avaient plus les subsides de l’Etat, ont commencé à s’installer à leur propre compte en recourant au racket, au kidnapping, etc. pour s’autofinancer.
— Ce qui nous amène à la question du trafic sur les frontières. Question sur laquelle vous avez également travaillé … Qu’en est-il alors ?
— Beaucoup de milices profitent du trafic. C’est ce qu’on appelle le phénomène de la perversion de la frontière. Elles défendent les frontières, mais elles font en sorte que ces dernières, au lieu de participer à l’édification nationale, deviennent des espaces où l’on profite des différentiels économiques. On exporte énormément de l’essence de contrebande et l’on ramène en Libye tous les produits subventionnés dans les autres pays. En Egypte, beaucoup de produits sont subventionnés, et tout part en Libye. En Tunisie, il y a subventions des pâtes, etc. Et tout part en Libye également. En fait, la Tunisie n’a que onze millions d’habitants, mais elle travaille pour 18 millions d’habitants, à savoir 6 millions de Libyens et un million d’Africains.
— Justement quel est l’impact de la situation en Libye sur la Tunisie ?
— Nous avons en Tunisie des politiciens qui sont financés par Fajr Libya, et si quelque chose en Tunisie advient contre Fajr Libya, ce dernier peut brûler le pays. Il y a des alliances très bizarres qui sont en train de se nouer entre des protagonistes en Libye et en Tunisie, parce qu’il y a des trafiquants qui sont très puissants. Ils ont leurs vassaux en Tunisie qui, eux, sont dans la politique, le parlement, etc. et qui les défendent.
— Qu’en est-il de la carte pétrolière en Libye. Qui tient les puits de pétrole ?
— A un certain moment, c’étaient les tribus qui défendaient les sites pétroliers. Dans le croissant pétrolier, qui se trouve au centre de la Libye, une tribu, qui s’appelle les Megharbas, avait formé les unités de protection des sites pétroliers. Le commandant de ces unités était un sombre personnage dont on ne connaît rien qui s’appelle Ibrahim Jadran. Ce dernier a toujours joué la carte de la fédération avec les gens de l’est pour qu’il y ait une certaine autonomie de l’est et une mainmise sur une partie des ressources pétrolières, à savoir 60 %. Puis après, quand il y a eu le gouvernement Fayez Sarraj et qu’il a vu que Khalifa Haftar est devenu de plus en plus important, il s’est allié avec Sarraj et a rompu son accord avec les gens de Cyrénaïque. Et là, il y a eu une mécanique très complexe. On a appelé les enfants de la tribu des Megharbas qui sont dans ces unités de protection des sites pétroliers, on les a retirés de ces unités. Et là, Haftar est entré et a occupé tout le croissant pétrolier sans tirer une balle parce que les chefs tribaux des Megharbas se sont alliés avec Haftar, et Jadran a disparu comme une bulle de savon. Donc, actuellement, Haftar a la mainmise sur le croissant, mais ne peut pas exporter pour une raison très simple : chaque baril qui sort de Ras Lanouf, le plus grand port pétrolier actuel, est arçonné et transférer vers la région de Zaouya, à savoir l’autre gouvernement de Sarraj. Ceci dit, il y a un trafic qui est en train de se faire non pas par la mer mais par la terre. Et le brut libyen s’exporte très bien vers le Tchad, la Tunisie, l’Egypte, etc.
— Où sont donc les sociétés internationales ?
— Elles exploitent mais il y en a de moins en moins. Dans le croissant pétrolier, ce sont les sociétés libyennes qui exploitent. Les sociétés internationales se trouvent, surtout l’italienne Enie, en mer, au large de Sedrata et Charara. Dans le sud, il y a un consortium franco-néerlando-espagnol qui exploite de 30 à 40 % de production pétrolière.
— Selon vos propos plus haut, ces sociétés ont-elles aussi leur impact sur le conflit ?
— Ces sociétés fonctionnent à plein pot sans aucun problème parce que toutes ces milices sont arrosées par les multinationales. Et c’est pour cela que plus ces milices ont de l’argent plus elles vont entrer en conflit, et plus elles vont essayer d’occuper les tronçons des pipelines pour avoir plus de subsides de la part des sociétés internationales qui leur permettent aussi de faire du trafic. Un trafiquant de la ville de Zawya exporte à lui seul 10 000 barils par jour. Comment se fait-il que Sebrata qui est La Mecque des Ansar Al-Charia et de Daech n’a jamais touché la moindre exploitation italienne qui est à 70 km en mer ?
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