C’est «
au nom d’Alep », que l’ambassadeur de Russie en Turquie a été assassiné lundi à Ankara par un policier turc, qui a affirmé agir pour venger le drame de la deuxième ville syrienne, reprise par le régime de Damas grâce à l’appui de Moscou. Le diplomate, Andreï Karlov, a été abattu de plusieurs balles alors qu’il prononçait une allocution lors de l’inauguration d’une exposition d’art dans la capitale turque. Un coup dur, aussi bien pour Moscou que pour Ankara : la première commençant à peine à savourer sa «
victoire » en Syrie, et plus généralement son retour glorieux sur la scène politique, militaire et diplomatique mondiale ; la deuxième se félicitant d’avoir pu s’imposer comme acteur incontournable de la crise syrienne. Un coup dur aussi pour leurs relations bilatérales et, bien évidemment, pour la crise syrienne en soi. D’ailleurs, immédiatement après l’assassinat, les présidents turc, Recep Tayyip Erdogan, et russe, Vladimir Poutine, dans des déclarations séparées, ont qualifié cet acte de «
provocation » visant à torpiller la normalisation entre les deux pays, entamée en août après une grave crise diplomatique. Et les deux hommes se sont parlé au téléphone juste après l’attaque. «
Le crime qui a été commis est sans aucun doute une provocation destinée à perturber la normalisation des relations russo-turques et le processus de paix en Syrie auquel contribuent activement la Russie, la Turquie et l’Iran », a déclaré le président russe, Vladimir Poutine, à la télévision russe.
Cet attentat est justement survenu à un moment où les relations turco-russes se réchauffent depuis plusieurs mois, après une grave crise diplomatique née de la destruction en novembre 2015 par l’aviation turque d’un avion militaire russe au-dessus de la frontière syro-turque. En effet, depuis les récents événements à Alep, ces deux pays sont devenus, avec l’Iran, les principaux acteurs visibles de la crise syrienne. Et, après plusieurs tentatives d’instaurer une trêve à Alep qui ont été vouées à l’échec, ce n’est qu’à la faveur d’un accord de cessez-le-feu parrainé par la Turquie et la Russie — signe de la mise à l’écart des Américains et des Européens —, que les quartiers de l’Est d’Alep qui étaient tenus par les rebelles sont peu à peu évacués depuis jeudi dernier, jour de « chute » d’Alep.
Selon les analystes, l’assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara ne devrait pas avoir un impact important sur les relations entre les deux pays, au moment où le rapprochement est dicté par les intérêts. Pourtant, ce rapprochement reste insolite, Moscou et Ankara ayant des positions radicalement opposées sur la Syrie : si la Russie est le principal allié du régime du président syrien, Bachar Al-Assad, la Turquie, elle, soutient les rebelles qui cherchent à le renverser.
Les deux pays ont donc des visions différentes sur la Syrie, mais ont surtout, chacun, leur mot à dire sur ce qui s’y passe. D’ailleurs, une réunion axée sur le dossier syrien s’est tenue mardi à Moscou, au lendemain de l’assassinat de l’ambassadeur. Elle n’a pas été annulée ou reportée suite à cet acte.
Négociations le 8 février
Or, si c’est la multiplication des contacts diplomatiques entre Ankara et Moscou qui a permis de lancer un processus d’évacuation de la ville d’Alep, le plus dur reste à faire, la crise syrienne ne se limitant point à la bataille d’Alep. Pendant que Russes et Turcs sont au devant de la scène, que les Américains s’éclipsent au point de devenir hors-jeu, les Nations-Unies, elles, tentent d’intervenir. Une fois n’est pas coutume, le Conseil de sécurité de l’Onu a réussi, lundi dernier, à faire passer une résolution sur la Syrie sans que la Russie mette son veto. Mais c’est une résolution à caractère limité : il s’agit uniquement de déployer rapidement des observateurs de l’Onu à Alep-Est pour y superviser les évacuations et évaluer la situation des civils dans la ville syrienne. L’adoption de cette résolution proposée par la France marque le premier signe d’unité depuis des mois entre les grandes puissances mondiales aux prises avec un conflit qui a déjà fait plus de 310 000 morts depuis mars 2011. Cependant, la déclaration de l’ambassadeur français auprès des Nations-Unies, François Delattre, selon laquelle cette « résolution humanitaire » est « un point de départ », semble quelque peu optimiste. La Russie, qui a déjà bloqué à six reprises des projets de résolution occidentaux sur la Syrie depuis le début du conflit, n’a accepté ce texte qu’après modifications.
Outre cette résolution, l’Onu a aussi convoqué des négociations inter-syriennes le 8 février à Genève. C’est ce qu’a annoncé lundi l’envoyé spécial de l’Onu pour la Syrie, Staffan de Mistura. Or, la question est désormais de savoir sur quelles bases auront lieu ces négociations. En effet, la reprise d’Alep, considérée comme le plus important revers pour l’opposition et la plus grande victoire du régime depuis le début de la guerre en 2011, crée une nouvelle donne. La chute de son bastion d’Alep-Est a anéanti, chez l’opposition, l’espoir de chasser le président syrien du pouvoir, ou même d’entamer, en position de force, des négociations sérieuses en vue d’une transition politique. En même temps, Assad a réussi à imposer ses règles du jeu : lui ou le chaos, et par chaos, il signifie les djihadistes radicaux, pire ennemis du monde entier à l’heure actuelle. On se retrouve donc aujourd’hui face à une équation encore plus compliquée que celle qui prévalait au début de la guerre : un régime renforcé mais pas suffisamment fort pour reprendre en main le contrôle du pays, une rébellion (ou plutôt une partie de la rébellion) affaiblie militairement sur le terrain et diplomatiquement en raison du désintérêt ou de la faiblesse de ses alliés (Etats-Unis et Arabie saoudite), des groupes armés divers qui continuent de sévir sur le terrain et qui peuvent avoir recours à la guérilla, et, en plus de tout cela, un Etat islamique loin d’être vaincu.
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