Au liban, c’est l’heure des grands retours. Après celui de Michel Aoun, élu président la semaine dernière — un poste auquel il aspirait depuis des décennies —, c’est celui de Saad Al-Hariri, nommé jeudi dernier premier ministre après une éclipse de cinq ans (il avait déjà occupé la fonction de 2009 à 2011). Et ce, conformément au «
deal » que les deux hommes avaient conclu : le soutien de Hariri à Aoun (qui a permis à ce dernier d’être élu) en contrepartie de la nomination du leader du Courant du futur au poste de premier ministre. Le choix de Saad Al-Hariri n’a donc pas constitué de surprise. La désignation du leader du Courant du futur, officialisée à l’issue de deux jours de consultations parlementaires, était au final une simple formalité.
Mais le plus dur reste à faire : former un gouvernement regroupant des courants politiques opposés. Signe des difficultés qui l’attendent : lors des consultations menées par M. Aoun, tous les groupes parlementaires ont plébiscité Saad Al-Hariri, à l’exception de ceux directement liés à Damas, dont le Hezbollah.
En effet, si le Liban a pu enfin se doter d’un président — le poste est resté vacant près de deux ans et demi en raison des divergences politiques —, il n’a tout de même pas mis fin totalement à ces divergences. Saad Al-Hariri reste un opposant au Hezbollah, qui, lui, est un allié de Michel Aoun. Pour former son gouvernement, le nouveau premier ministre va donc devoir concilier les extrêmes. « Je vais commencer mes consultations pour former un gouvernement d’union nationale qui surmonte les divisions, basé sur un consensus de toutes les forces politiques », a-t-il déclaré, plein d’optimisme, après sa nomination. Une tâche qui s’annonce difficile dans un pays où la formation d’un gouvernement prend souvent beaucoup de temps en raison des rivalités pour les portefeuilles. « Il va y avoir des secousses sur la route menant à la formation d’un gouvernement, notamment quand il faudra écrire le discours de politique générale, qui devra refléter un minimum de consensus sur les questions d’intérêt national », explique ainsi Maha Yahya, analyste au Centre Carnegie pour le Moyen-Orient, citée par l’AFP. « Hariri est dans une position très difficile avec les difficultés économiques qu’il rencontre et sa baisse de popularité (...) Il sera contraint de faire des concessions pour préserver ses intérêts », estime de son côté Hilal Khashan, chef de la faculté des sciences politiques de l’Université américaine de Beyrouth, également cité par l’AFP.
Marchandages
En fait, la fin de la vacance présidentielle va permettre seulement de remettre le système en marche et de mettre fin à la paralysie que vivait le pays. Mais sur le plan politique, les tensions au sein de la classe politique restent latentes et peuvent resurgir brutalement à tout moment. Car il faut rappeler que malgré l’accord Hariri/Aoun, les divisions entre les deux principaux blocs politiques du pays — l’alliance du 8 Mars conduite par le Hezbollah, qui soutient le régime de Damas dans le conflit syrien, et la coalition anti-syrienne du 14 Mars, menée par le Courant du futur — sont toujours vives. En effet, l’accord contre-courant conclu entre Hariri et Aoun ne manque pas de contradiction : d’un côté, les deux hommes ont dit vouloir tenir le Liban totalement à l’écart de la crise syrienne, de l’autre, le puissant Hezbollah a affiché le contraire. Hassan Nasrallah, son secrétaire général, a ainsi réaffirmé à la veille du scrutin présidentiel qu’il continuerait à se battre aux côtés du président syrien, Bachar Al-Assad, « jusqu’à la victoire finale ». Ce qui augure de nouveaux tiraillements politiques, Hariri ne cachant pas son opposition de principe au Hezbollah.
Cela dit, aussi bien Hariri que Nasrallah sont conscients qu’ils doivent travailler ensemble. Suite à une première rencontre, samedi dernier, entre le nouveau premier ministre et les députés du Hezbollah, l’un d’eux, Mohammad Raad, qui s’exprimait au nom de son bloc, a déclaré : « Nous avons salué la proposition que le gouvernement soit d’union nationale et rassemble toutes les composantes au Liban sans exception (...) L’atmosphère semble positive et nous espérons que le gouvernement sera formé rapidement ». Mais le député du Hezbollah n’a pas manqué de souligner que le nouveau gouvernement devra entre autres se charger « de la mise au point d’une nouvelle loi électorale qui assure une représentation juste de tous les Libanais ». Et il n’a pas évoqué la question hautement sensible de la distribution des portefeuilles. Ce n’est pas tout : le secrétaire général du Hezbollah a annoncé vendredi que sa formation s’abstiendrait d’entrer au gouvernement si le mouvement Amal, dirigé par le président du parlement, Nabih Berri, décidait de passer dans l’opposition. Nasrallah aurait même chargé Nabih Berri, initialement opposé à l’élection de Aoun, des négociations en cours pour la représentation de la communauté chiite au sein du prochain cabinet.
Tout cela pousse les analystes à s’attendre à ce que la formation du nouveau gouvernement Hariri soit laborieuse. Certains prévoient même qu’elle prendra plusieurs mois, même si Saad Al-Hariri, pour contredire les rumeurs de divisions, a réitéré sa volonté de former rapidement un gouvernement d’union nationale et cela avant la fin de l’année 2016.
Plusieurs choses sont en effet à prendre en considération dans la formation du gouvernement. Les postes ministériels doivent être répartis à parts égales entre chrétiens et musulmans. Même si aucun texte ne le mentionne, depuis les accords de Taëf qui ont mis fin à la guerre civile en 1989, l’usage veut que le premier ministre prenne en compte la représentativité des blocs parlementaires dans la formation de son cabinet, ce qui laisse la porte ouverte à de nombreux marchandages.
Rien n’est donc garanti à l’heure qu’il est. Et, en cas de blocage, un gouvernement de technocrates pourrait être formé au lieu d’un gouvernement d’hommes politiques. Optimiste, Saad Al-Hariri a néanmoins déclaré que le prochain cabinet ministériel serait formé avant la Fête de l’indépendance, le 22 novembre prochain. Une échéance trop proche, disent les commentateurs. « On va potentiellement passer d’un pays sans président, mais avec un gouvernement, à un pays sans gouvernement mais avec un président, ce qui serait tout aussi grave ! », a ainsi ironisé le député du Courant du futur Nabil de Freige, ministre démissionnaire de la Réforme administrative.
Hariri, l'adversaire du Hezbollah
Saad Hariri, redevenu jeudi dernier premier ministre du Liban, est le fils du milliardaire et dirigeant Rafic Hariri assassiné en 2005, et un virulent opposant au puissant mouvement chiite Hezbollah. Né en Arabie saoudite, où son père avait fait fortune, il était à la tête du géant de la construction Oger — aujourd’hui criblé de dettes — quand la famille lui demande en avril 2005 de reprendre le flambeau politique. Il accuse alors Damas d’avoir planifié le meurtre de son père, tué dans un attentat en février 2005 à Beyrouth. En 2008, des affrontements entre les partisans du leader sunnite et ceux du parti chiite ont failli plonger le pays dans un climat de guerre civile. Et, aux législatives de 2009, le Courant du futur, formé en 2007 et dirigé par Saad Hariri, l’emporte. M. Hariri devient alors premier ministre et forme un gouvernement d’union nationale qui rend l’âme début 2011, à la suite de la démission des ministres chiites du Hezbollah et du parti Amal ainsi que des partisans du chef chrétien Michel Aoun. Le bras de fer entre les deux camps portait alors sur le Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) chargé de découvrir la vérité sur le meurtre de Rafic Hariri, les ministres démissionnaires estimant que cette cour est « à la solde d’Israël et des Etats-Unis ». Cinq membres du mouvement chiite sont par la suite accusés d’implication dans l’attentat. Saad Hariri quitte le Liban en 2011, officiellement pour des raisons de sécurité, et n’y reviendra vraiment qu’en juin dernier, effectuant entre-temps de brefs retours au pays.
La guerre en Syrie est un autre point de désaccord entre lui et le Hezbollah. Face au Hezbollah et à l’Iran, autre allié de poids de Damas, qui critiquent Riyad pour son soutien aux rebelles, Saad Hariri se fait l’avocat inlassable de l’Arabie saoudite, dont il possède la nationalité. Pourtant, ses relations avec Riyad se sont détériorées et ses déboires financiers multipliés. A cela s’est ajoutée une contestation de sa prééminence dans les rangs sunnites au Liban. Pour reprendre la main, Hariri provoque un coup de théâtre en annonçant son soutien à Michel Aoun, qui a été élu lundi 31 octobre président de la République. Un soutien qui lui a valu son nouveau poste.
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