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Du sang et de la fureur

Ola Hamdi, Lundi, 19 novembre 2012

Près de 50 enfants ont péri samedi dans une collision entre leur bus et un train à Manfalout, dans la province d’Assiout, un drame qui a entraîné la démission du ministre des Transports et a mis à nu les limites du nouveau régime.

Du sang
Le train se trouvait à plus de 2km du lieu de l'accident. (Photos: AP)

Plus de 5 heures en voiture et près de 400 km de distance séparent Le Caire de Manfalout. Cette localité endeuillée de la province d’Assiout a perdu samedi 50 de ses enfants dans une collision entre un bus d’école et un train.

La route sur la corniche est jalonnée de passerelles sur le Nil, menant au chemin de fer qui longe les villages à l’autre côté. On en compte 5 entre le haut lieu d’Assiout et le village sinistré de Mandara, situé 30 km plus loin.

A 7h, alors qu’un bus transportait les enfants de plusieurs villages vers leur école azharite, l’employé qui aurait dû abaisser la barrière d’un passage à niveau était endormi au moment où le car scolaire arrivait, a indiqué le gouverneur de la province, Yéhia Kechk. L’homme « a bien sûr été arrêté », a-t-il ajouté.

Il est 16h, 10 heures sont passées mais l’odeur de la mort plane sur les lieux. Depuis le matin, les habitants, majoritairement des paysans, ratissaient les lieux de l’accident pour chercher des débris de corps humains, ceux de leurs enfants.

« Nous avons entendu le choc à peu près à 6h30, on a pensé à une bombe. Nous avons couru vers le lieu de l’accident. J’ai vu le chauffeur du train s’évader. Il avait abandonné le train et courait sur les rails tout en s’écriant : je suis innocent, ce n’est pas de ma faute », raconte Hussein Ahmad, chauffeur qui a perdu ses neveux dans l’accident.

« Mais ce qui importait à ce moment c’est de trouver des survivants, de ramasser les corps qui s’entassaient. J’ai ramassé des membres que j’ai placés dans mon camion dans l’espoir de restituer les corps aux parents. Ceux-ci identifiaient souvent les enfants par leurs chaussures », jure-t-il.

« On est resté une demi-heure à faire ce travail morbide dans l’attente de la première ambulance. Mais elle n’était pas équipée pour transporter les blessés. Puis d’autres ambulances sont arrivées », poursuit Ahmad, qui dénonce « une négligence meurtrière ».

Ahmad faisait partie d’un groupe d’une dizaine de personnes qui « gardaient » le train responsable de l’accident. Khaled Ibrahim, agriculteur, dit avoir 4 cousins dans le bus au moment de l’accident. « Un garçon est trouvé mort, 2 autres sont à l’hôpital et une fille reste introuvable », pleure-t-il.

Avec les autres villageois, Ahmad et Ibrahim sont là pour empêcher les autorités de transporter les débris du train et rétablir le trafic. « Une force a accompagné les enquêteurs du Parquet et on a voulu évacuer les lieux, comme si le sang de ces enfants pouvait passer ainsi », s’emporte-t-il.

Le train se trouvait, en fait, à plus de 2 km du lieu de l’accident. C’est la distance qu’il lui a fallu parcourir, avec en dessous l’autocar en débris, avant de s’arrêter.

Sur le lieu même de la collision, un autre groupe de villageois veillait au blocage de l’autre ligne de train, celle provenant du Caire. Des pneus et des planches de bois ont été entassés sur les rails et mis à feu.

Les jeunes du village se sont organisés entre eux pour assurer une présence permanente sur la ligne de chemin de fer. « Il n’est pas question que le trafic reprenne avant de punir les responsables de cet accident, à commencer par le président de la République jusqu’à l’employé du chemin de fer qui a laissé passer l’autocar au mauvais moment », promet Hicham, un jeune du village.

Pour les familles, venger le meurtre de leurs enfants signifie, outre l’enquête et les jugements, l’installation d’un système d’alarme au niveau de tous les passages à niveau devant les villages, imposer un contrôle strict sur les employés postés à ces barrières. Mais au-delà des revendications, ces villageois semblent partager un sentiment muet, celui de citoyens « oubliés », de laissés-pour-compte. « C’est injuste … Nous voulons que le président Morsi jette un regard sur la Haute-Egypte. Ce sont les voix des Saïdis qui lui ont permis de remporter la présidentielle, est-ce ainsi qu’il montre sa reconnaissance ? », soupire Khalifa Abdel-Awad, instituteur, en référence au président Mohamad Morsi, élu en juin dernier.

Le ministre des Transports, Rachad Al-Metini, a déclaré « accepter la responsabilité » de cet accident et a présenté sa démission, de même que le chef de l’Autorité des chemins de fer. Le président Mohamad Morsi a ordonné au premier ministre, Hicham Qandil, et aux ministres de la Défense et de la Santé ainsi qu'au gouverneur d’Assiout « d’offrir toute l’assistance possible aux familles des victimes ». « En mon nom et au nom de tout le peuple égyptien, je présente mes sincères condoléances aux familles », a dit le président dans une brève allocution télévisée. Les autorités ont annoncé la mise en place d’une commission d’enquête, mais par le passé, des mesures similaires ont eu peu de résultats concrets.

« Qu’est-ce qu’ils ont fait les habitants de la Haute-Egypte pour souffrir d’une telle négligence ? On nous a blâmés pour ne pas avoir participé à la révolution du 25 janvier 2011, mais si cet état de frustration continue, la prochaine révolution commencera sûrement ici », menace Ammar Fathi, étudiant.

Les corps des enfants tués, ou ce qui en restait, ont été transportés par des ambulances et des camions privés vers les modestes centres médicaux des localités voisines, pour les procédures d’extraction des actes de décès. Tandis que l’hôpital universitaire d’Assiout recevait les 17 blessés.

De source médicale, 51 corps ont été identifiés : 47 enfants âgés de 4 à 12 ans ainsi que leur chauffeur, 2 surveillants scolaires et un passant.

Le bâtiment imposant jure avec les pauvres moyens et le manque d’hygiène dans cet hôpital. Devant l’entrée, des dizaines de camionnettes transportaient les familles des enfants blessés. Au bout d’un long couloir, des policiers essayaient de mettre de l’ordre dans le désordre. Seuls les parents immédiats ont droit d’aller plus loin. Deux enfants qui sortaient de la salle d’opération sont admis à l’hôpital alors que 4 autres souffrant de multiples fractures sont retenus dans le « département de soins intensifs », une chambre que rien ne distingue des autres. Ils ont entre 4 et 7 ans.

Les parents, eux, attendent à même le sol. « Que peut-on demander et à qui ? Mohamad est mort, et Doaa est à deux doigts de mourir », murmure une mère de famille, les yeux hagards. Elle vient d’enterrer son fils de huit ans avant de venir au chevet de sa fille.

« Toutes les cinq minutes les infirmiers viennent me demander des choses à acheter à la pharmacie, des antalgiques, des antipyrétiques, du coton, des bandages. Ce n’est pas une question d’argent, mais je n’ai pas la tête à ça, je veux rester ici près de mon fils », se plaint Khaled Osmane, instituteur, dont le fils est blessé.

« Ma nièce a attendu 2 heures avant l’arrivée du chirurgien », se plaint à son tour Erfane Chabana, pharmacien. « C’est une grande catastrophe, mais en Egypte, on n’a malheureusement pas de compétence de gestion de crise », regrette-t-il.

Une infirmière vient rompre le remue-ménage en annonçant au jeune médecin interne qu’elle a réussi à trouver une ampoule d’analgésique. Une bonne nouvelle pour ces enfants en douleur. « Je ne sais pas comment vous remercier pour ce que tu as fait », dit Dr Moustapha Ali à son infirmière qui lui promet à son tour de « continuer la recherche ».

« Je ne veux pas être hypocrite, je reconnais que l’hôpital manque de moyens et que nous comptons sur les dons des citoyens, aussi bien en médicament qu’en stock de sang. Les salafistes du parti Al-Nournous ont beaucoup aidés aujourd’hui », témoigne le médecin Moustapha Ali. Il est interrompu par deux femmes voilées venues lui donner 2 sacs pleins de médicaments. Elles lui laissent leur numéro de téléphone au cas où il aurait besoin de suppléments. Les femmes refusent de parler : « Nous sommes là pour faire un acte de charité non de propagande », se contentent-elles de dire avant de disparaître.

Dehors, c’est déjà le coucher du soleil, le spectacle est celui d’une cérémonie funèbre à ciel ouvert. Devant chaque habitation, les hommes ont installé des bancs pour les voisins venus offrir leurs condoléances, ceux qui ont les moyens ont amené un récitateur pour lire des versets du Coran, alors que les autres ont mis des cassettes. Les femmes, elles, reçoivent les voisines à l’intérieur. Mais c’est plutôt des cœurs brisés qui se consolent. En effet, rares sont les maisons qui n’ont pas été touchées par le drame.

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