Une trentaine de militaires tués et une trentaine d’autres blessés : l’attaque-suicide contre les forces de l’ordre menée vendredi 24 octobre au nord du Sinaï est la plus meurtrière depuis la destitution de Mohamad Morsi, le 3 juillet 2013.
L’attentat a eu lieu lorsqu’un kamikaze a lancé sa voiture bourrée d’explosifs sur un barrage militaire situé dans la région de cheikh Zoweid, près d’Al-Arich.
L’explosion a choqué par sa puissance. Les soldats ont été attaqués à l’arme lourde avec des tirs de mortier et de RPG. Plusieurs questions se posent d’emblée. Qui a commis l’attentat ? Et pourquoi maintenant? Une chose est sûre: il ne s’agit pas d’un petit groupuscule local.
« Cette opération porte l’empreinte de l’Etat Islamique (EI) et d’Ansar Beit Al-Maqdes », affirme l’expert militaire Khaled Okacha. Selon lui, l’envergure de l’attentat et la tactique utilisée écarte l’hypothèse de micros groupuscules installés dans le Sinaï.
« C’est une opération bien planifiée qui visait à faire un maximum de victimes. L’usage d’armes lourdes et l’énorme quantité d’explosifs montrent que les auteurs de cet attentat disposent de gros moyens et d’un financement important, et qu’ils ont été entraînés au plus haut niveau », note Okacha.
Il explique que l’opération a été exécutée en plusieurs étapes, à commencer par la voiture piégée, puis l’implantation de bombes sur la route des blindés de l’armée, et enfin l’attaque aux missiles et aux RPG après des échanges de tirs.
La piste de l’EI
L’EI dans le Sinaï? Cela n’est pas impossible. En juin dernier, des informations circulaient sur la présence d’éléments de ce groupe, connu pour sa barbarie, dans la région montagneuse de Gabal Al-Halal. Les autorités auraient même mené plusieurs opérations dans cette région contre des éléments de l’EI qui apporteraient leur soutien et leur expertise aux groupuscules égyptiens.
La proximité de la péninsule du Sinaï avec Gaza et la Syrie aurait facilité l’infiltration de certains éléments de l’EI au sein de la péninsule. Le groupe qui opère en Iraq et en Syrie dispose déjà d’un arsenal impressionnant et d’un entraînement de haut niveau.
Jusqu’à présent, aucun groupe n’a revendiqué l’attentat. Cependant, Ansar Beit Al-Maqdes, un groupe djihadiste basé dans le nord du Sinaï, avait revendiqué la plupart des attentats visant les forces de sécurité depuis l’été 2013.
Malgré des mesures de sécurité renforcées, le Sinaï s’enfonce dans la violence. Des policiers et des militaires sont régulièrement attaqués dans la péninsule ou harcelés dans leurs casernes par des assaillants armés. Depuis la révolution de 2011, différents groupes djihadistes se sont installés dans le Sinaï, profitant de l’absence de l’Etat dans cette région.
L’armée mène, depuis plus de deux ans, une vaste offensive dans le Sinaï. Mais les opérations militaires n’ont pas définitivement enrayé le terrorisme.
Selon le spécialiste des mouvements islamistes Nagueh Ibrahim, cet attentat est un acte de représailles après la condamnation à mort de certains djihadistes comme Habbara, le principal accusé dans l’attaque de Rafah qui avait fait 25 morts parmi les soldats de l’armée en 2013.
« Les services de sécurité ont réussi à porter des coups durs à ces groupes terroristes, dont des dizaines de membres ont été arrêtés. Plusieurs cellules terroristes ont été démantelées, dont celle de Aïn-Chams qui fournissait des renforts au groupe Beit Al-Maqdes. Dominés par la conviction qu’ils sont en lutte contre les forces mécréantes de l’armée et de la police, ces djihadistes veulent prouver que leurs capacités n’ont pas été affectée », estime Ibrahim.
L’Etat en deuil
Suite à l’attentat, un deuil national de trois jours a été décrété et des réunions avec le haut commandement de l’Armée ont été tenues pour « prendre des mesures d’urgence sur le terrain ». Le Conseil national de la défense et de la sécurité nationale s’est réuni d’urgence, à deux reprises vendredi et samedi derniers, en présence du président Abdel-Fattah Al-Sissi.
A l’issue des funérailles, Al-Sissi a appelé les Egyptiens à « s’unir derrière l’armée et la police », afin de faire face à un complot visant à briser l’Etat égyptien. « Cette opération contre l’armée a été menée avec un soutien étranger », a dénoncé le chef de l’Etat, pour « briser la volonté de l’Egypte et des Egyptiens (...). Je m’adresse à vous, Egyptiens: soyez vigilants face à ce qui se trame contre nous », a déclaré le président en appelant les Egyptiens à la patience, car « le combat contre le terrorisme sera long, douloureux et sanglant ».
« Mais nous vaincrons », a-t-il affirmé. Le président a indiqué que de nouvelles mesures seraient prises sur le terrain, sans en préciser la nature. « Le gouvernement est prêt à prendre les mesures nécessaires pour résoudre le problème de la frontière entre Gaza et l’Egypte à sa racine », a-t-il poursuivi. A cet égard, des experts militaires n’excluent pas la probabilité d’installer une zone tampon de 7 kilomètres avec la bande de Gaza.
Mesures drastiques
Une série de mesures ont été décidées, dont la mise en place de l’état d’urgence et d’un couvre-feu dans le Sinaï pendant 3 mois. L’état d’urgence concerne une zone allant de la ville de Rafah, située sur la frontière avec la bande de Gaza, jusqu’à l’ouest de la ville d’Al-Arich, le chef-lieu de la province du Nord-Sinaï et comprend également des régions du centre du Sinaï.
Le terminal de Rafah, unique point de passage vers Gaza qui n’est pas contrôlé par Israël, a également été fermé jusqu’à nouvel ordre. Samedi dernier, l’armée a aussi mené des frappes aériennes dans des zones du Nord-Sinaï considérées comme des bastions djihadistes, tuant 8 combattants, selon des responsables de la sécurité. Des témoins auraient affirmé aux médias que de nouveaux barrages de sécurité ont été installés dans les villes de Rafah et de Cheikh Zoweid, dans le nord du Sinaï.
Le Conseil des ministres a approuvé des amendements de la loi sur la justice militaire. Une mesure visant à accélérer les procédures du jugement des personnes impliquées dans des crimes terroristes. Le gouvernement a approuvé également un projet de loi en vertu duquel les tribunaux militaires statueront dans les affaires se rapportant aux actes terroristes qui menacent la sécurité et l’intégrité de la nation.
Le projet de loi détermine les actes terroristes qui relèvent des tribunaux militaires: attaque contre des établissements ou des membres de l’armée et de la police, destruction ou endommagement des infrastructures et des propriétés publiques et atteinte aux routes et aux voies ferrées. Le projet de loi doit maintenant être soumis au Conseil d’Etat pour approbation, puis à la Haute Cour constitutionnelle qui statuera sur la validité de la loi. Il reviendra au président Al-Sissi, en l’absence de Parlement, d’adopter ce décret.
Les militants de droits de l’homme se sont toujours opposés au principe même du jugement des civils par la justice militaire. Mais des forces politiques estiment que la montée du terrorisme justifie une telle mesure en attendant que la situation s’améliore.
A quand la fin du terrorisme ?
Ces mesures endigueront-elles le terrorisme? Dans un geste de défiance à l’égard des autorités, les terroristes ont ouvert, samedi dernier, le feu sur l’hôpital d’Al-Arich, où les blessés de l’attentat étaient soignés, blessant un agent de police. Des hommes armés ont aussi dressé une embuscade au nord d’Al-Arich tuant 3 soldats.
Beaucoup d’observateurs estiment que la guerre contre le terrorisme sera longue et coûteuse. Sameh Seifel-Yazal, directeur du Centre des recherches sécuritaires d’Al- Gomhouriya, appuie l’idée d’évacuer provisoirement le Nord du Sinaï de ses habitants pour mieux ratisser la région. « L’une des difficultés pour l’armée dans sa lutte contre les terroristes dans le Sinaï c’est la présence de zones habitées. Il est donc important pour pouvoir purger la région des groupes terroristes, d’évacuer la bande frontalière et d’y installer une zone tampon sur une largeur de 7 kilomètres. L’Etat pourra indemniser les habitants évacués », insiste Seifel-Yazal.
Selon lui, l’attentat d’Al-Arich témoigne de l’ampleur des défis. Il indique que dans toute la région, les points de contrôle ont été renforcés. L’armée y a déployé des moyens supplémentaires, avec l’accord d’Israël, conformément aux dispositions des accords de paix de 1979. Temporairement, des véhicules blindés, des hélicoptères Apache et quelque 5 000 hommes ont été autorisés à se déployer dans la zone démilitarisée du Sinaï, notamment la zone C, frontalière avec Israël. « Le problème est que le Sinaï n’est pas le seul théâtre d’affrontement. Il est en lien avec l’Iraq, la Libye et la Syrie. Comparativement, l’Egypte a réussi a endigué le terrorisme », ajoute le chercheur.
Sameh Eid, spécialiste des mouvements islamistes, estime aussi que le terrorisme dans le Sinaï est lié au contexte régional. « Eradiquer le terrorisme dans la Sinaï n’est pas une tâche facile comme le pensent certains. La nature montagneuse du terrain dans le Sinaï, sa proximité avec la bande de Gaza, où existent des centaines de tunnels facilitant l’infiltration des armes en provenance de Syrie, ainsi que le manque d’informations sur les objectifs et l’armement des groupuscules terroristes, compliquent la tâche de l’armée».
Certains éléments terroristes présents dans le Sinaï ont reçu en Syrie des entraînements militaires par des groupes terroristes, dont Daech. Des éléments du Hamas et des groupes s’inspirant d’Al-Qaëda se sont aussi infiltrés depuis la bande de Gaza. Un contexte qui a fait du Sinaï un carrefour des mouvements djihadistes radicaux qui ont formé un front avec les salafistes djihadistes du Sinaï. « Face à une telle situation, la guerre contre le terrorisme nécessitera sans doute beaucoup de temps, un financement énorme et une coopération avec les chefs des tribus du Sinaï. Dans sa guerre contre l’EI, les Etats-Unis se sont servis d’une coalition de 20 pays, alors que l’Armée égyptienne mène seule une guerre pas moins périlleuse », conclut Eid .
Les principaux attentats contre les forces sécuritaires dans le Sinaï depuis 2012
19 octobre 2014 : Mort de 6 éléments des forces armées dans l’explosion d’une bombe près de leur lieu de service.
15 octobre 2014 : 8 policiers sont tués dans l’explosion d’une bombe au passage de leur véhicule dans le Sinaï.
16 septembre 2014 : 6 policiers sont tués dans l’explosion d’une bombe. 2 autres policiers ont été blessés dans cet attentat perpétré contre un convoi de police sur la route entre Al-Arich et Rafah.
2 septembre 2014 : 11 policiers sont morts par une bombe qui explose au passage de leur véhicule. Deux autres policiers sont grièvement blessés.
2 mai 2014 : Un soldat est tué et 5 civils blessés dans un double attentat visant un barrage de sécurité et un bus. Un kamikaze avait attaqué un barrage des forces de sécurité sur l’axe principal entre Le Caire et Charm Al-Cheikh. Une autre explosion visait un car de touristes utilisé pour transporter des ouvriers.
16 février 2014 : Un car de touristes coréens est visé par un attentat à la bombe, près de la station balnéaire de Taba, faisant 3 morts et de nombreux blessés.
26 janvier 2014 : Attaque contre un bus des forces armées dans le Sinaï. Deux soldats sont tués et 4 autres blessés.
19 août 2013 : 25 policiers sont tués lorsque des hommes armés tirent à la roquette et à l’arme automatique sur deux minibus de la police se dirigeant vers la ville de Rafah. Le principal accusé, Adel Habbara, a été récemment condamné à mort.
20 novembre 2013 : 10 soldats sont tués et 35 autres blessés dans l’explosion d’une voiture piégée près de la ville d’Al-Arich.
11 septembre 2013 : Un attentatsuicide ciblant le quartier général des installations militaires à Rafah ainsi qu’une voiture piégée visant un point de contrôle de l’armée font 9 morts chez les militaires.
5 août 2012 : 16 militaires sont tués et 7 autres blessés dans un attentat contre un point de contrôle à Rafah
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