Un an après, le spectre de Rabea plane toujours sur l'Egypte. (Photo : Reuters)
Dans un rapport de 195 pages intitulé «
Le massacre de Rabea et les tueries de masse des manifestants en Egypte », publié au terme d’une année d’enquête, l’organisation américaine
Human Rights Watch (HRW) accuse les forces de sécurité d’avoir «
agi selon un plan méthodique, élaboré au plus haut niveau et prévoyant plusieurs milliers de morts parmi les manifestants qui ont refusé le renversement du président Mohamad Morsi, le 3 juillet 2013 ».
Le rapport en question devait être présenté la semaine dernière au Caire par le directeur de HRW, Kenneth Roth, et la directrice de HRW pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Sarah Leah Whitson. Les deux responsables ont cependant été refoulés pour des « raisons de sécurité », après avoir été détenus pendant 12 heures à l’aéroport. Le ministère de l’Intérieur a annoncé avoir demandé à HRW le report de la visite au mois de septembre car les deux responsables étaient venus avec des visas touristiques, ce qui ne convient pas à la nature de leur visite.
Le rapport revient sur les événements de Rabea Al-Adawiya survenus le 14 août 2013. Les autorités avaient décidé d’intervenir pour disperser des milliers de manifestants islamistes retranchés sur la place Rabea Al-Adawiya à l’est du Caire et réclamant le retour du président destitué Mohamad Morsi. L’évacuation du sit-in tourne au drame et les affrontements entre les manifestants et la police font plus de 632 morts selon un bilan officiel. HRW parle de « l’un des plus grands massacres de manifestants de l’histoire récente ». Après le refoulement des deux responsables de HRW, Kenneth Roth a déploré que le gouvernement cherche à « faire taire les voix discordantes ». « Nous venions en Egypte pour publier un rapport sérieux sur des sujets graves qui nécessitent la plus grande attention de la part du gouvernement égyptien. Au lieu d’empêcher le porteur de ce message d’entrer en Egypte, les autorités égyptiennes devraient se pencher sérieusement sur nos conclusions et nos recommandations, et y répondre de manière constructive », a-t-il déclaré.
Le rapport de Human Rights Watch conteste le bilan officiel des événements de Rabea et parle de 817 manifestants tués par les forces de sécurité. « Ces meurtres systématiques et généralisés constituent probablement un crime contre l’humanité », souligne le document. Il affirme que la police a méthodiquement ouvert le feu à balles réelles au cours de 6 manifestations entre le 5 juillet et le 17 août 2013 sur la foule de manifestants qui s’opposait au renversement de Mohamad Morsi. Le rapport constate l’usage dans quelques cas rares d’armes à feu par les manifestants, mais cela « ne justifie pas les assauts mortels totalement disproportionnés et prémédités à l’encontre de manifestants en très grande majorité pacifiques », selon l’organisation. HRW a mis en ligne une vidéo montrant les événements tels qu’ils se sont déroulés sur la place Rabea le 14 août 2013, avec des témoignages. « Les forces de sécurité ont pris d’assaut le campement des manifestants de la place Rabea par chacune de ses entrées principales à grand renfort de véhicules blindés de transport de troupes, de bulldozers, de troupes au sol et de tireurs embusqués. Les forces de sécurité n’ont donné aucun réel avertissement et ont ouvert le feu sur la foule tout en l’encerclant pendant près de 12heures. Les forces ont tiré également sur des installations médicales de fortune et ont positionné des tireurs embusqués chargés de tirer sur toute personne cherchant à entrer ou sortir de l’hôpital de Rabea. Vers la fin de la journée, l’estrade centrale, l’hôpital de campagne, la mosquée ainsi que le rez-de-chaussée de l’hôpital de Rabea prenaient feu, dans un incendie probablement provoqué par les forces de sécurité », relate le rapport de HRW. L’organisation affirme avoir interrogé plus de 200 témoins, en particulier des manifestants, des médecins, des résidents locaux et des journalistes indépendants, qu’elle s’est rendue sur chacun des sites des manifestations durant les attaques ou immédiatement après leur début et a examiné les preuves matérielles.
« Seuls trois habitants cités »
Le rapport de HRW est cependant très contesté au sein même des milieux égyptiens des droits de l’homme. Nasser Amin, membre du Conseil national des droits de l’homme, affirme que le rapport n’est pas objectif. « 90% des témoins interrogés dans le rapport sont des Frères musulmans et des manifestants de Rabea, HRW ne s’est pas donné la peine d’interroger les habitants du quartier. Seuls 3 habitants sont cités dans le rapport et ce qu’ils disent n’est pas clair », déclare Amin. Et d’ajouter: « Le rapport parle de 817 morts, mais ce chiffre n’est pas documenté. C’est-à-dire qu’on n’a pas les noms des victimes ».
Le rapport de HRW tranche avec celui, publié récemment, du Conseil national des droits de l’homme. Celui-ci avance un bilan de 632 morts et affirme que certains manifestants étaient armés et ont tiré sur la police. Celle-ci aurait alors eu recours à la force, mais de manière disproportionnée.
Selon la source officielle de l’Autorité de médecine légale, 8 policiers ont été tués au cours de la dispersion de la place Rabea. Amin soutient que les rapports de HWR ont un caractère très politique, contrairement par exemple aux rapports de l’organisation Amnesty International qui sont objectifs. Ces propos sont confirmés par Hafez Abou-Seada, président de l’Organisation égyptienne des droits de l’homme. Tout comme Amin, Abou-Seada pense que le rapport est politisé. « HRW n’a pas fait de rapport par exemple sur les massacres perpétrés à Gaza par l’armée israélienne car cela n’est pas en accord avec la politique américaine. Le rapport de HRW a ignoré certains faits importants comme le témoignage du correspondant du Newsweek qui a dit que le premier mort à Rabea était un policier. De même, elle omet de mentionner que les Frères se sont obstinés et qu’ils ont insisté à maintenir leur sit-in quitte à sacrifier la vie des manifestants », pense Abou-Seada qui avait contesté aussi le rapport du Conseil national des droits de l’homme. Cela n’empêche pas, selon lui, qu’il y ait eu des violations énormes aux droits de l’homme à Rabea.
HRW a identifié 12 hauts responsables de la chaîne de commandement qui devraient faire l’objet d’une enquête afin d’établir leur rôle dans ces tueries, en particulier le ministre de l’Intérieur, Mohamad Ibrahim, et le chef des forces spéciales à la tête de l’opération de Rabea, Medhat Menshawi. En cas de preuve de leur responsabilité, ces individus devraient être personnellement tenus responsables selon l’Organisation de la planification et de l’exécution des tueries. Mais le gouvernement a condamné le rapport à travers un communiqué publié par l’Organisme général de l’information, critiquant « son manque d’objectivité ». « Le premier martyr tombé lors de la dispersion des sit-in était un policier tué par balles », assure le communiqué ajoutantque: « Le rapport ignore délibérément les centaines de martyrs parmi la police, l’armée et les civils, tombés lors de violences et d’attaques terroristes».
Malgré tout, Nasser Amin pense que la décision du gouvernement de refouler les responsables de HRW n’était pas bonne. Il conclut : « C’est vraiment stupide. Il aurait été préférable de les laisser organiser leur conférence de presse et le gouvernement pouvait répondre logiquement à toutes les accusations publiées dans le rapport ».
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