Le quotidien Al-Shorouk a publié une lettre de Alaa Abdel-Fattah, le célèbre activiste, qu’il a rédigée alors qu’il séjourne en prison depuis plus de 100 jours en détention provisoire, pour participation à une manifestation sans autorisation. Abdel-Fattah avait participé à une manifestation en novembre dernier, pour demander à la commission des 50, en charge de la rédaction de la Constitution alors, de voter « Non » contre l’article 171 du projet qui permet de juger des civils devant des cours martiales. « Pour comprendre pourquoi ils mettent en garde contre le retour du régime Moubarak, alors que leur régime a surpassé le sien en matière de criminalité, vous devez comprendre la structure du non-dit. Pour comprendre pourquoi ils mettent en garde contre le retour de la torture, alors qu’ils savent que celle-ci n’a jamais cessé, vous devez comprendre la structure du non-dit. Pour comprendre pourquoi ils parlent d’une Constitution qu’ils ont rédigée alors qu’ils sont convaincus que l’Etat ne respectera pas ses clauses, vous devez vous référer à la Constitution tacite », écrit-il. Et d’ajouter : « Dans la Constitution tacite, il y a des règles complexes concernant la torture, qui reposent sur l’identité de la victime. Car la torture n’est un crime que lorsqu’elle touche des catégories qu’il est interdit de torturer, et dont la répression en général se limite à l’incarcération préventive dans de bonnes conditions plus ou moins, et au dénigrement médiatique ».
Il continue en affirmant que la loi sur le droit de manifester a été rédigée contre les Frères musulmans, « mais nous avons insisté à ce que sa première application soit faite aux dépens de nos corps ... peut-être est-ce de notre part une surenchère pour mettre à nu les règles cachées de l’oppression, peut-être est-ce la conscience qui refuse de laisser ceux dont le destin a fait qu’ils sont parmi le cercle de ceux qu’on accepte de torturer. Peut-être est-ce une sorte d’autisme, de sorte que nous ne pouvons pas voir la Constitution tacite, un autisme qui fait que nous comprenons le langage seulement dans son sens littéral, pour avoir cru que le peuple veut vraiment faire tomber le régime ».
La tragédie de deux pôles opposés
Ces propos qui illustrent la crise et la solitude des forces du changement sont le reflet du conflit politique « du monde arabe », comme l’écrit la revue Qantara dans sa version Web. « Ce conflit oppose les forces des révolutions et les forces de retour des anciens régimes. Car ces derniers ne sont pas seulement faits de despotes, mais de tout un système enraciné dans les institutions de l’Etat et de ses appareils sécuritaires ». Mais en Egypte, « il y a une bombe à retardement qui menace les forces du retour à l’ancien régime, le peuple attend des deux institutions, militaire et sécuritaire, qu’elles trouvent des solutions aux problèmes économiques et d’ouvrir des horizons pour plus de justice sociale ». D’autant plus, comme le note l’auteur, que « l’accrochage entre les libéraux et les forces du retour à l’ancien régime est tel qu’il est difficile de les envisager comme un rival positif aux islamistes. Et c’est pour cela que l’Occident continue à manoeuvrer, pour laisser toutes les portes ouvertes, car les nouveaux acteurs en jeu sont désormais les forces régionales : l’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite ». Au milieu de ce magma, le maréchal Al-Sissi, qui devrait se présenter à la présidentielle égyptienne, n’est pas en bonne posture. Dans une scène un peu imagée, lui et Alaa Abdel-Fattah, l’un pourtant à l’opposé de l’autre, se retrouvent dans une tragédie grecque aux prises avec la fatalité, d’un monde arabe et d’une Egypte en ébullition. Comme un océan déchaîné dont les lames de fond sont plus actives qu’on ne le pense, et dont la destination est complètement inconnue.
Les pétrodollars ... et après ?
Le quotidien d’obédience saoudienne Al-Hayat, paraissant à Londres et réputé pour sa rigueur, a publié, le 17 février dernier, un article où l’on pouvait lire : « En ce qui concerne les élections égyptiennes, Al-Hayat a appris que le projet économique qu’Al-Sissi va proposer des plans de développement d’envergure basés sur des études et des recherches élaborées par des centres spécialisés égyptiens et des pays du Golfe ». Ce dit projet considère que les pays du Golfe, surtout l’Arabie saoudite, le Koweït et les Emirats, sont convaincus de la nécessité de jouer un rôle dans la réforme du Moyen-Orient, pour empêcher la répétition des circonstances qui ont amené les Frères musulmans au pouvoir en Egypte. Le journal, qui s’est basé sur une source anonyme « bien informée » a ajouté que « Le projet promet la remise à niveau de l’économie égyptienne et le rééquilibre du budget ainsi que la mise en place de projets de développement à court et à long terme, de quoi donner au peuple égyptien la sensation que la coopération de l’Egypte et des pays du Golfe est fructueuse ». Al-Sissi compterait donc sur le flux financier de l’Arabie saoudite et des Emirats. Flux qui est passé à une vitesse supérieure à quelques jours de l’ouverture des candidatures à la présidentielle. « La holding émirati Arabtec a annoncé dimanche la signature d’un mémorandum avec le ministère égyptien de la Défense, pour la construction d’un million d’unités d’habitation destinées aux petites bourses, avec un coût de 280 milliards de L.E. (40,2 milliards de dollars). Arabtec a déclaré dans son communiqué que le projet est le premier du genre dans la région, pour le logement des petites bourses à travers toute l’Egypte. Les travaux commenceront le troisième trimestre de l’année en cours, et la première unité sera délivrée en 2017. Le projet se terminera avant 2020. Et il est prévu que le projet génère un million d’offres d’emploi », rapporte le site d’information Aswat Masriya dépendant de l’agence Reuters. Le site signale que les aides des pays du Golfe à l’Egypte depuis l’éviction de l’ex-président Mohamad Morsi montent à 12 milliards de dollars.
L’Arabie saoudite, qui a injecté les idées wahhabites dans la société égyptienne depuis des décades et qui a soutenu les Frères musulmans avant de les lâcher, se met à injecter des pétrodollars. Comment le maréchal Al-Sissi réussira-t-il à manoeuvrer au milieu de tous ces filets ?
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