Mohamad Morsi a choisi de faire marche arrière pour mettre fin à la crise ayant opposé cette semaine la présidence de la République à l’institution judiciaire. Le procureur général, Abdel-Méguid Mahmoud, est sorti vainqueur à l’issue d’une rencontre samedi avec le président Mohamad Morsi.
Deux jours auparavant, le procureur avait été démis de ses fonctions par le chef de l’Etat qui l’avait nommé ambassadeur au Vatican. Aussitôt après l’annonce de son limogeage, Mahmoud avait déclaré qu’il restait à son poste, affirmant que « selon la loi, un magistrat ne peut être démis par le pouvoir exécutif ».
Samedi, il a affirmé à la presse avoir rencontré le président Morsi, à l’initiative de ce dernier, ainsi que le vice-président Mahmoud Mekki, « et nous avons convenu que je reste à mon poste puisque je le souhaite ».
La décision de limoger le procureur général est intervenue au lendemain de l’acquittement de figures du régime de Moubarak, accusées d’avoir envoyé des hommes de main pour attaquer les manifestants place Tahrir au plus fort de la révolution de janvier 2011 lors de la bataille du Chameau, le 2 février 2011. Le procureur général est accusé par plusieurs militants de continuer à soutenir le régime de Moubarak et d’avoir été à l’origine de l’insuffisance des preuves présentées par le Parquet dans les procès de responsables accusés d’implication dans la mort de manifestants.
Vendredi, à la mi-journée, répondant notamment à l’appel des Frères musulmans, des centaines de manifestants protestaient place Tahrir contre ces acquittements.
De son côté, le vice-président a évoqué « un malentendu » lors d’une conférence de presse. « La présidence avait été informée que le procureur avait accepté de quitter son poste, c’est pour cela qu’il avait été nommé ambassadeur au Vatican. L’indépendance du pouvoir judiciaire est un objectif essentiel » pour la présidence, a-t-il assuré.
Gamal Héchmat, membre du haut comité du Parti Liberté et justice (bras politique des Frères musulmans), assure de son côté que le procureur avait bel et bien accepté le nouveau poste diplomatique qui lui avait été proposé avant de se rétracter. « Nous n’avons pas voulu s’engager dans un conflit avec les éléments de l’ancien régime, mais plutôt de les évincer en douceur », s’est-il justifié.
« Passé déshonorant »
« Le procureur général a un passé déshonorant, il a toujours protégé les corrompus parmi les responsables et les hommes d’affaires », accuse Héchmat. Il donne pour exemple les dizaines de plaintes déposées contre le candidat à la présidentielle Ahmad Chafiq « qui ont été classées pour lui permettre de disputer les élections ».
Mais le procureur général avait déjà divulgué une autre version des faits, affirmant avoir reçu des « menaces directes et indirectes » de hauts responsables le poussant à accepter son limogeage. Dans un communiqué, il affirmait que le ministre de la Justice, Ahmad Mekki, et le président de l’assemblée constituante, Hossam Al-Ghariani, l’avaient mis en garde contre une éventuelle agression dont il pourrait être l’objet s’il refusait d’obéir au décret présidentiel ordonnant son limogeage.
Ils l’auraient mis en garde au sujet des manifestations. Selon Mahmoud, ces deux juges influents lui ont téléphoné directement depuis la présidence de la République. Lorsqu’il leur a demandé de préciser ce qu’ils entendaient par là, Al-Ghariani aurait répondu : « les manifestants peuvent se retrouver à ton bureau et t’attaquer », d’après ce communiqué sans précédent, qui illustre l’ampleur du conflit entre l’institution judiciaire et la présidence.
Soutien du Club des juges
Le Club des juges s’était rangé aux côtés du procureur au nom de « la souveraineté de la loi et du principe de séparation des pouvoirs », avait expliqué Ahmad Al-Zend, à la tête du Club, au quotidien Al-Ahram. D’influents magistrats ont également apporté leur soutien au procureur général.
Outre les procès relatifs aux meurtres de manifestants, beaucoup accusent le procureur général, nommé à son poste en 2006, d’avoir étouffé dans l’œuf de nombreuses affaires de corruption impliquant des anciens responsables de l’ère Moubarak. Des campagnes de presse avaient vainement accompagné certaines de ces affaires, comme notamment dans le cas de l’ancien ministre du Logement, Ibrahim Soliman, et de l’ancien PDG de la fondation de presse Al-Ahram, Ibrahim Nafie, accusés tous les deux de corruption financière.
L’opposition divisée
Des faits qui expliquent pourquoi la démarche du président a divisé l’opposition. Beaucoup ont applaudi une telle décision, allant jusqu’à revendiquer une « légitimité révolutionnaire supra-constitutionnelle ». D’autres, poussés par le respect de la Constitution et de l’Etat de droit, mais aussi par la crainte de voir un Frère musulman occuper le poste du procureur général, se sont empressés de dénoncer une « atteinte à l’indépendance de la justice ». Pour ces derniers, le scénario adopté par la présidence trahit une « double ignorance » : politique et juridique, et ne visait qu’à courtiser la rue aux dépens de l’institution judiciaire.
« Il n’appartient pas au procureur général de chercher les preuves dans une affaire de corruption, de meurtre de manifestants ou autres. Le procureur lance un acte d’accusation en se basant sur les preuves déjà disponibles », explique Gaber Nassar, professeur de droit et membre de l’assemblée constituante. « Si le président était vraiment déterminé à faire aboutir ces procès, il devrait le faire à travers des organismes comme ceux de la médecine légale ou du gain illicite, et encore plus à travers l’institution sécuritaire. Ce sont ces institutions et organismes qui peuvent, si elles le souhaitent, dissimuler les preuves », ajoute Nassar, accusant le président Morsi de vouloir « ébranler les fondements de l’indépendance de la justice ».
Le directeur du Centre arabe pour l’indépendance de la justice, Nasser Amin, critique également la procédure adoptée. « Le président Morsi devait suivre les démarches légales au lieu d’assigner au procureur un poste diplomatique qui l’immunise contre la justice. Le ministère de la Justice devrait préparer un dossier d’accusation et le présenter au Haut Conseil de la justice, seule instance susceptible de limoger le procureur général », explique Amin.
« Le président s’est fait entouré de conseillers qui n’ont pas fait le discernement politique nécessaire pour lui faire éviter de telles situations embarrassantes. Parce que le président ne cherche pas les compétences, mais l’appartenance. Ses choix ne sont pas authentiques, mais sont des tentatives de placer aux hautes sphères de la fonction publique des gens de la confrérie. La décision de remplacer le procureur voulait étendre cette hégémonie à la justice », accuse à son tour le directeur de l’Organisation égyptienne des droits de l’homme, Hafez Abou-Seada.
La décision de limoger le procureur général est un nouvel épisode dans l’épreuve de force entre les juges nommés sous Moubarak et le président Morsi, issu des Frères musulmans. Au lendemain de son élection, celui-ci avait tenté, en vain, de rétablir le Parlement dominé par les islamistes, mais dissous par une décision de justice.
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