Alors que les téléspectateurs égyptiens attendaient impatiemment le nouvel épisode de l’émission hebdomadaire de l’humoriste Bassem Youssef, ils ont eu droit plutôt à un communiqué de la direction de la chaîne
CBC leur annonçant l’annulation d’«
Al-Bernameg » dont les producteurs et le présentateur «
contrevenaient à la politique éditoriale de la chaîne ».
Ennemi juré des islamistes qui lui offraient une matière copieuse pour ses blagues, Bassem Youssef s’est mis à dos après le départ du président Mohamad Morsi par les partisans du nouveau pouvoir, qui trouvent dans son humour une « attaque directe contre le général Al-Sissi » et une « atteinte au prestige » de l’armée et de l’Etat.
Vendredi 25 octobre, l’émission avait repris après un hiatus de quelques mois. Lors de ce premier épisode après la destitution du président Mohamad Morsi, Youssef avait osé franchir une « ligne rouge » en se moquant de la « Sissi-mania » (en référence au général Abdel-Fattah Al-Sissi, chef de l’armée) qui a gagné certains Egyptiens, allant jusqu’à créer des chocolats à son effigie. Evoquant les nouvelles autorités, il s’est également moqué d’un président par intérim, Adly Mansour, dont personne ne semble se rappeler le nom, alors que certains multiplient les odes au général Al-Sissi.
Vers la fin de l’émission, Youssef a critiqué les déclarations du général où il évoquait une stratégie à long terme pour contrôler les médias. Sortant de son humour pour rassurer ceux qui s’interrogeaient sur « ses appartenances réelles », Youssef a affirmé qu’il ne pouvait pas se ranger du côté de ceux qui l’accusaient d’apostasie et qui menaçaient de le mettre en prison (en référence aux islamistes). « Je ne suis pas non plus partisan de l’hypocrisie qui mène à la déification des responsables et à la création de nouveaux pharaons », s’est-il empressé d’ajouter avant de conclure : « C’est difficile de passer sous silence le nombre d’individus qui ont été injustement maltraités, emprisonnés ou tués, rien que parce qu’ils se trouvaient dans le mauvais camp ».
La chaîne CBC a aussitôt pris ses distances avec les propos de l’humoriste en exprimant son refus de tout discours blessant « pour la sensibilité populaire ou pour ceux qui incarnent l’Etat égyptien », et en affirmant avoir des réserves sur le contenu de l’épisode en question.
Du côté des journaux privés, acquis pour la plupart aux nouvelles autorités, « l’indignation » était la même.
« Il n’aurait pas dû s’en prendre à Sissi. Non pas que celui-ci soit au-dessus des critiques, mais il est sur la ligne de front, dans une guerre menée par des pays étrangers, des services de renseignements étrangers et une organisation internationale (la confrérie des Frères musulmans) qui veulent sa tête », lit-on sur les pages du quotidien Al-Masry Al-Youm. Même son de cloche dans Al-Ahram, qui martèle : « Porter atteinte à l’armée est inacceptable. Du petit soldat jusqu’au commandement suprême, ils consacrent leur vie à la patrie. La liberté et la démocratie ont des limites. Si quelqu’un veut amuser le peuple, cela ne doit se passer ni au détriment de l’armée, ni au détriment de l’autorité de ceux qui la dirigent. Notre société ne peut plus supporter cela. Le grand nombre de plaintes déposées le prouve ».
En effet, depuis la diffusion le 25 octobre de cet épisode, plusieurs plaintes ont été déposées par diverses personnalités et des hommes politiques pro-Sissi, en passant par des imams, des journalistes jusqu’à des actrices de cinéma. Bassem Youssef y est accusé tour à tour d’incitation au chaos, de menace à la sécurité nationale ainsi que d’insulte à l’armée. La plainte retenue par le procureur pour lancer une enquête concerne un sketch en particulier durant lequel l’un des comédiens d’Al-Bernameg joue une femme — qui symbolise l’Egypte — se plaignant de son mariage malheureux, une allusion à l’année de présidence Morsi, avant d’être sauvée par son cousin militaire. Mais celui-ci, au lieu de lui construire un château (Qasr, en arabe), il l’a fait vivre dans un « hazr » (couvre-feu).
Des dizaines de manifestants pro-armée ont organisé cette semaine une manifestation à l’extérieur du théâtre Radio dans le centre du Caire, où le spectacle est enregistré en direct.
Réagissant à cette vague de mécontentement, sincère ou intéressée, Youssef a déclaré dans sa chronique hebdomadaire dans le quotidien privé Al-Shorouk que les libéraux d’Egypte étaient « aussi intolérants que leurs opposants islamistes, et aussi peu disposés à accepter la critique ».
Devenu célèbre pour ses critiques acerbes des Frères musulmans et de l’ex-président Mohamad Morsi qui en est issu, Youssef avait déjà fait l’objet d’une enquête pour « insulte » contre ce dernier, lorsque celui-ci était au pouvoir. Bien que son sarcasme ait été de loin plus acerbe et direct contre Morsi que contre Sissi, son émission n’avait pas été interdite que sous ce dernier.
Cette décision est venue concrétiser les craintes sur la liberté de presse et d’expression, considérée jusqu’ici comme le principal acquis de la révolution de janvier 2011. Les 3 années qui ont suivi la révolution de 2011 ayant renversé Moubarak ont connu relativement une plus grande liberté pour les médias, un gain que le nouveau régime est accusé de vouloir inverser. Depuis l’éviction de Morsi, l’interdiction d’un certain nombre de chaînes islamistes pour « incitation à la violence » et la hausse des sentiments hypernationalistes ont mis sur la sellette ceux qui osent critiquer les nouvelles autorités. Beaucoup d’activistes soupçonnent l’armée de vouloir resserrer son emprise sur le pouvoir et ramener le pays à l’époque de la « poignée de fer » qui prévalait sous Hosni Moubarak, une allégation que l’armée nie systématiquement.
Dès l’annonce de l’interdiction de l’émission de Youssef, les commentaires ont afflué sur les réseaux sociaux sur Internet dénonçant une « décision politisée » et une « restriction flagrante de la liberté d’expression ». « Que peut-on répondre à Morsi qui a assumé Bassem Youssef pendant toute une année, alors que vous n’avez pas pu supporter un épisode ? Honte à vous », écrit l’activiste Mona Seif, fondatrice du mouvement « Non aux procès militaires de civils ».
Même parmi les défenseurs farouches du général Sissi, beaucoup craignent que l’interdiction de l’émission satirique, même si elle est prise au niveau de la chaîne, n’érode sa popularité … au bout du compte, comme il l’avait lui-même reconnu d’ailleurs, la révolution de janvier 2011 a changé la conscience d’une grande partie de la société égyptienne, en particulier ses jeunes, de telle manière qu’un retour aux vieilles pratiques semble désormais impossible.
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