Al-Ahram Hebdo : Malgré les justifications officielles données aux événements de Maspero, où une trentaine de coptes ont été tués, le 9 octobre 2011 est resté la date d’un « massacre » commis par l’armée contre cette minorité religieuse. Dans quelle mesure peut-on parler de « ressemblances » ou de « dissemblances » avec la dispersion dans le sang des rassemblements islamistes du 14 août ?
Laure Guirguis : La seule ressemblance notable entre les deux événements (Maspero 2011 et août 2014) réside dans la répression sanglante de manifestants. Tout, par ailleurs, distingue les deux événements : le 14 août, la dispersion violente des islamistes se produit dans le prolongement de la décision réfléchie et annoncée par l’armée de laminer l’organisation, le Parti et le gouvernement des Frères. Le 9 octobre, armée et police répriment sans préméditation (ce qui ne justifie rien, bien évidemment). A Maspero, police, armée et feloul ouvrent le feu sur des manifestants pacifiques et désarmés. Je n’étais pas sur place, mais je ne jurerais pas que les manifestants étaient tous pacifiques et désarmés le 14 août.
Laure Guirguis
— Revenons à Maspero. L’armée avait-elle intérêt à provoquer des troubles confessionnels comme certains l’en accusent ?
— L’armée n’a guère intérêt à provoquer de troubles confessionnels dans la mesure où elle n’a pas intérêt à accroître les échauffourées entre coptes et musulmans, pas plus que les attaques lancées contre les chrétiens par divers groupes islamistes. Mais les acteurs politiques agissent-ils toujours selon leurs intérêts ? L’armée, à l’instar des trois régimes présidentiels qui se sont succédé jusqu’à la chute de Moubarak, n’a jamais réussi à apaiser les tensions dites interconfessionnelles. Celles-ci relèvent, en effet, non seulement des rapports de force sociaux et politiques contemporains, mais s’inscrivent aussi dans l’histoire à moyen terme de la formation de l’Etat moderne et du nationalisme égyptiens.
— Comment expliquer l’attitude de l’Eglise qui s’est toujours gardée de critiquer l’armée, même au plus fort de ces violences ?
— En trois points : le poids des structures institutionnelles étatiques, l’absence de volonté de les modifier, les intérêts communs entre les élites cléricales et politico-économiques. J’évoquerais la formation de l’Etat moderne égyptien. L’Eglise en est l’une des institutions, elle en est dépendante : elle est tributaire des services de la Sûreté d’Etat pour assurer la protection des fidèles, des terres et des lieux de culte — quelque insatisfaisante que soit la manière dont les institutions étatiques s’acquittent de cette tâche. Elle est soumise directement au bon vouloir du chef de l’Etat, des agents des institutions policières et des administrations provinciales pour la délivrance des permis de construire et de restaurer les lieux de culte. Or, depuis le coup d’Etat des Officiers libres au mois de Juillet 1952, l’Etat égyptien se caractérise par l’absence d’indépendance des institutions et des agents étatiques. Corrélativement, les régimes présidentiels successifs ont instauré le règne de l’informel autorisant l’arbitraire. Les individus et les groupes ne doivent pas, par conséquent, leur sauvegarde qu’à leurs accointances avec le régime, soit jusqu’au mois de février 2011, avec le parti au pouvoir, puis avec l’armée.
En d’autres termes, l’Eglise fait partie du régime. La connivence entre l’Eglise et le régime ne reposait pas simplement sur le quasi-statut de représentant politique des coptes conféré au patriarche dès l’ère nassérienne, non plus que sur le seul soutien accordé par l’Eglise à la politique gouvernementale. Elle s’était encore instituée au travers de multiples réseaux d’alliances et de solidarité entre le haut clergé et les élites économico-politiques (proches) du PND. Suivant une évolution similaire à celle constatée sur la scène politique nationale, les hommes d’affaires ont grossi les rangs de l’entourage du Patriarche, et la corruption s’est accrue sur les scènes nationale et communautaire. Il a fallu des Frères au gouvernement pour que l’Eglise émette des critiques du gouvernement. A moins en cela, ni Chénouda, ni Tawadros n’ont eu, à ce jour, la volonté de modifier les règles du jeu.
— Alors que les agressions contre les coptes n’ont pas cessé durant la transition militaire, aujourd’hui ils sont presque unanimes à acclamer l’armée et son chef. Beaucoup essayent même de chercher des excuses ou des explications pour l’exonérer de ces tristes événements. Comment peut-on l’expliquer ?
— Cette tendance est, en effet, très forte chez les coptes. Toutefois, il me semble difficile de parler des coptes comme d’un bloc homogène. De plus, les coptes ne sont pas les seuls à adopter cette position. Sans doute cette attitude s’explique-t-elle à l’heure actuelle par l’espoir que, une fois la situation « normalisée », les violences seront moindres sous la coupe militaire qu’avec un gouvernement « Frères », et/ou que l’armée cédera la place à un gouvernement civil. Une fois de plus prédomine l’idée que l’Etat égyptien, tel que représenté par l’armée, pourrait constituer un rempart contre l’islamisme. Or, c’est pourtant l’Etat, au sens des institutions étatiques et de leurs acteurs, qui entérine un système confessionnel qui ne dit pas son nom. Ce système se reproduit par le biais de pratiques très concrètes mais aussi sur le plan symbolique, dans la mesure où l’idéologie d’Etat repose sur une logique identitaire.
— L’expérience du régime des Frères musulmans a fait peur à beaucoup d’Egyptiens qui sont plus nombreux aujourd’hui à regretter leur révolution contre Hosni Moubarak. Y a-t-il une corrélation entre ce « reniement » de la révolution et le retour des coptes au bercail de l’Eglise la laissant régler leurs problèmes avec l’Etat, alors qu’ils ont semblé un moment opter pour un activisme citoyen ?
— L’homogénéisation des attitudes coptes risque de voiler les nuances et d’accentuer l’ampleur du revirement, lequel n’est pas forcément le fait des mêmes individus. En effet, « ils » n’ont pas tous opté pour un activisme citoyen, et très nombreux sont les coptes qui ne se sont pas sortis du tout du giron de l’Eglise. Mais certains, aujourd’hui encore, continuent, au contraire, à s’engager dans la vie politique sur la scène nationale.
La révolution du 25 janvier a exacerbé l’antagonisme qui tiraille les coptes depuis plus d’un siècle, entre la tentation du repli derrière les murs de l’Eglise devenue monde sous haute protection patriarcale et l’engagement dans l’action politique sur la scène nationale.
— Comment imaginez-vous l’évolution à moyen terme des relations des coptes avec leur Eglise ?
— Deux inconnues majeures subsistent : les données actuelles permettent difficilement d’esquisser les contours de l’appareil d’Etat en cours de restructuration, non plus que ceux d’une Eglise en crise que Tawadros devrait réformer. Des changements au sein de l’Eglise pourraient favoriser l’expression de la pluralité des orientations politiques des coptes qui se manifesta au cours des dernières années autant que les développements sur la scène politique nationale le permettent également.
Une chose est certaine, la révolution égyptienne est une révolution, car elle a signifié le rejet massif du type de légitimité et d’exercice du pouvoir instauré par le régime nassérien : c’est-à-dire le rejet des structures hiérarchisées pyramidales reposant sur la loi du secret et basées sur l’obéissance au chef. Or, ce type de structures caractérisait — et caractérise — non seulement le régime et l’armée, mais les Frères, et l’Eglise. Et fort conséquemment le mouvement révolutionnaire a aussi critiqué les institutions religieuses. Sur la scène copte, la jeunesse occupe le devant de la scène contestataire depuis le début des années 2000, et la révolution du 25 janvier a accéléré les processus de rupture générationnelle qui s’opérait déjà au sein de l’Eglise, à l’instar de la société égyptienne. Dès 2004, les jeunes coptes ont marqué leur opposition aux gouvernants tout en dénonçant publiquement et de manière virulente l’attitude des représentants de l’Eglise, jugée trop conciliante à l’égard d’un régime perçu, certes, comme un moindre mal, mais malgré tout complice, actif ou passif, de l’islamisation des espaces collectifs et de l’idiome politique, des exactions anti-coptes et de la diffusion massive d’une littérature hostile au christianisme.
— Cette deuxième transition serait-elle porteuse, selon vous, de changements positifs pour les coptes, en termes de citoyenneté, de droits, etc. ?
— Encore faudrait-il avoir une idée de ce que vers quoi mène cette transition pour répondre à la question. A court terme, la répression ne peut qu’accroître les violences, de même que l’instabilité politique et sociale. Car toute crise en Egypte se formule en termes identitaires, et l’appartenance communautaire vient surdéterminer toute action et tout conflit. Le sort des chrétiens en Egypte apparaît tributaire de la construction d’un Etat de droit, doté d’institutions indépendantes du régime et des gouvernants, et qui ne véhicule pas d’idéologie identitaire comme c’est le cas de l’Etat instauré par le régime de juillet l
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