Delga, Kerdassa, ces deux villages à haute densité populaire, sont moins l’exemple du fanatisme recrudescent que la preuve vivante des maux endémiques de l’Egypte. Lors des dernières opérations des forces de l’ordre dans ces deux zones aux prises avec des groupes islamistes et fondamentalistes depuis des semaines, la presse a souvent utilisé le terme libération. Et Delga et Kerdassa sont ainsi devenus des territoires libérés ! Et quoique ces 2 zones soient à des centaines de kilomètres l’une de l’autre (Delga se trouvant à Minya en Haute-Egypte avec 120 000 habitants, et Kerdassa, dans le gouvernorat de Guiza, à 20 km du centre du Caire), elles ont subi le même sort : l’indifférence de l’Etat. «
Delga est un village qui se trouve dans une région qui est la plus pauvre d’Egypte et où sévissent l’ignorance, la pauvreté et l’analphabétisme. C’est le triangle qui produit le fanatisme et le fondamentalisme, et favorise l’éclosion de groupes qui pratiquent le vol et le banditisme. Ces derniers profitent du climat religieux fondamentaliste pour imposer le racket aux coptes sous couvert de Jiziya
(tribut). Delga est privé de tout service, même pas un hôpital », écrit le chercheur Emad Gad dans le quotidien
Al-Tahrir.
L’un des éditorialistes du quotidien Al-Shorouk, natif de la région du village de Delga, donne sa vision. « La plupart de ceux qui sont sortis dans ce village contre le 30 juin (appel de rébellion contre le président Mohamad Morsi) ne sont pas des activistes du courant islamiste, mais des personnes qui sont accros à l’absence de l’autorité de l’Etat. Ils constituent un large éventail de hors-la-loi et de bandits, de gens normaux qui n’aiment pas se soumettre à la loi, de jeunes qui voient que le port d’armes est une forme de virilité. Le fondamentalisme religieux vient compliquer la situation dans un village qui abrite 20 000 chrétiens », dit-il. L’auteur conclut avec une remarque qui ne va pas dans le sens des alléluias qui fusent de partout suite à ce qui a été convenu d’appeler : libération de zones aux mains des islamistes. « Il peut être réconfortant pour les forces de l’ordre de taxer tous les opposants à Delga de terroristes, mais cela n’est pas vrai, et ne résout pas le problème ».
Le frein de la corruption
Ces deux villages oubliés des autorités que sont Kerdassa et Delga, propulsés au-devant de l’actualité nationale et internationale, « sont-ils des exemples de ce que vit l’Egypte ? ». La question est posée par Emad Gad, qui répond par l’affirmatif. « La deuxième question est : est-il possible d’adopter des stratégies à court, moyen et long termes pour traiter cette situation et mettre en place des expériences réelles de développement avec au centre améliorer le processus éducatif ? La réponse est oui, s’il y a une volonté de l’Etat et s’il y a une réelle construction démocratique qui met un terme à la corruption », avance Gad.
Justement à propos de ce mal profondément ancré qu’est la corruption, et qui empêche toutes sortes de crise ou toute initiative d’amélioration tellement les réseaux d’intérêt sont multiples et imbriqués de bas en haut, Mohamad Al-Barghouti écrit dans le quotidien Al-Watan : « La chose la plus étonnante qu’a vue la zone de Kerdassa c’est la décision administrative mystérieuse d’empêcher les habitants de construire de nouvelles maisons, sauf en payant de gros pots-de-vin. Et durant le règne du gouverneur Fathi Saad (gouverneur du gouvernorat du 6 Octobre créé en 2008 sous Moubarak et annulé en mars 2011), il était impossible pour tout citoyen de construire sa maison selon la loi, cependant en l’enfreignant, il était facile de le faire, même sur un terrain agricole ou en jouxtant les autoroutes ». Ce qui fait que les citoyens se retrouvent dans un étau asphyxiant : un pouvoir absent mais réprimant, et des courants religieux présents mais pour qui faire perdurer pauvreté et ignorance est vital.
Justice sociale versus chasse aux posters
Dans le journal en ligne Al-Dostour, l’écrivain et journaliste Saad Hagrass relève que la révolution de 2011 n’a toujours pas réalisé son objectif majeur : la justice sociale, puisque c’est de cela qu’il s’agit dans le cas de ces deux villages et de toutes les zones pauvres et oubliées de l’Egypte. « Il est vrai que le gouvernement actuel en est à ses débuts, mais sa manière de gérer le dossier économique est fade, conventionnelle et ne convient pas au contexte révolutionnaire qui a permis sa venue au pouvoir et qui requiert de la créativité et du courage ».
En matière de créativité, les forces de police, bien qu’elles aient été très efficaces lors des assauts contre les fiefs fondamentalistes à Kerdassa et à Degla et qui ont coûté la vie à plusieurs de leurs éléments, méritent un zéro pointé dans leur chasse aux t-shirts, posters et brochures pro-Morsi et anti-pouvoir et armée. On connaissait l’interdiction de livres portant atteinte à la religion, mais la presse fait désormais état de livres portant atteinte à l’armée ! « Le procureur à Port-Saïd a ordonné l’arrestation d’un membre des Frères musulmans et sa mise en détention provisoire pour une durée de 15 jours pour détention de livres portant atteinte aux forces armées et intitulés La Campagne du refus du coup d’Etat militaire sanglant », peut-on lire dans les journaux. Le quotidien Al-Masry Al-Youm parle également d’une autre arrestation du genre, mais pour impression de posters et affiches jugés anti-armée. Dans une autre livraison, il fait état de l’arrestation de 7 jeunes dans le quartier de Zamalek, au Caire, pour graffitis comportant des insultes à l’égard de l’armée ... C’est ce qu’on pourrait appeler de la créativité dans le cadre du « changement dans la continuité » !
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