Al-Ahram Hebdo : Comment évaluez-vous la situation politique et militaire en Libye, deux mois après l’annonce de la déclaration du Caire ?
Mohamed Badreddine Zayed : L’Egypte a été consciente des risques pouvant découler de l’ingérence flagrante de la Turquie dans les affaires libyennes. Cette ingérence a renversé l’équilibre militaire sur le terrain, entre l’Armée nationale libyenne et les milices extrémistes contrôlant l’ouest du pays en faveur de ces dernières. C’est là qu’ont commencé les démarches égyptiennes entreprises en deux étapes successives : l’annonce de la déclaration du Caire pour la paix qui a été saluée par la plupart des pays du monde, ensuite la mise en garde que Syrte-Al-Jufra est une ligne rouge à ne pas franchir. Le Caire ne permettra pas aux milices extrémistes de reprendre le contrôle des régions de l’Est libyen, qui étaient la base de plusieurs opérations terroristes en Egypte dans les années précédentes.
— Pensez-vous que la Turquie hésite maintenant à lancer une offensive contre Syrte ?
— Le problème réside dans la stratégie de bras de fer d’Erdogan caractérisée par un haut degré d’intransigeance et de détermination d’atteindre ses objectifs en Libye à court terme. Par ailleurs, il faut regarder la situation dans son ensemble. La Turquie est actuellement en confrontation avec la plupart des acteurs régionaux. Il en est de même avec Washington, son allié traditionnel. Pourtant, cette situation n’a pas changé les orientations du président turc. Pour Erdogan, la chute du régime des Frères musulmans en Egypte en 2013 a freiné ses visées expansionnistes et ses aspirations à devenir une puissance dominante dans la région. Le président turc est également inquiet d’être exclu du projet de gaz de la Méditerranée orientale. C’est pourquoi Erdogan agit comme s’il s’agissait d’un jeu à somme nulle, ou du moins comme une bataille fatidique pour son projet politique dans la région. Au vu de ce qui précède, on n’exclut pas la possibilité qu’Erdogan ou ses miliciens se dirigent vers Syrte, même si le temps écoulé depuis la mise en garde de l’Egypte indique que la Turquie hésite à lancer une offensive contre cette ville stratégique. Les convoitises d’Ankara et des milices de contrôler le croissant pétrolier peuvent conduire à des aventures non calculées.
— Comment lisez-vous la déclaration récente d’Erdogan : « Notre lutte s’étend dans une large géographie allant de l’Iraq et de la Syrie jusqu’à la Libye, et nous sommes déterminés à la couronner par la victoire » ?
— C’est précisément ce que j’ai évoqué à propos de la vision d’Erdogan, c’est que la région arabe est un seul champ de bataille pour répandre son projet d’islam politique et étendre son hégémonie. Et c’est maintenant le tour de la Libye. Ankara a transféré depuis 2014, par un financement qatari, des éléments de Daech de la Syrie vers la Libye. Ce qui a provoqué un déséquilibre militaire dans la bataille pour le contrôle de l’aéroport de Tripoli. Les tribus de Zintan ont été contraintes de se retirer, ce qui a permis à la milice frériste Fajr Libya de prendre le contrôle de l’aéroport et de la capitale libyenne. Mêler religion et politique n’est qu’une façade pour l’expansionnisme turc dans la région.
— Aquila Salah vient de lancer une initiative de sortie de crise qui préconise la formation d’un conseil présidentiel. Quelles chances a-t-elle d’aboutir ?
— Il faut d’abord mentionner que Aguila Salah, président du parlement libyen, a présenté son initiative dans le cadre de son soutien à l’initiative du Caire pour la Libye, qui appelle à un dialogue politique interlibyen. A mon avis, l’initiative de Aguila est convaincante, et ce, pour plusieurs raisons dont la plus importante est qu’elle est lancée par la tête de la seule institution légitime du pays. Malheureusement, les données actuelles sur la scène ne signalent pas que le camp opposé pourrait faire marche arrière, sauf sous une forte pression internationale et militaire.
— Comment expliquez-vous l’ambiguïté de la politique de Washington en Libye accusée de bloquer la nomination d’un nouvel émissaire de l’Onu pour ce pays ?
— Washington n’a aucune stratégie claire dans toute la région et pas seulement en Libye. Il utilise uniquement son droit de veto pour s’opposer à un règlement ou une victoire russe ou contre la nomination de nommer un émissaire international qui n’est pas soumis à sa volonté. La confusion de la politique américaine en Libye est essentiellement liée à ses tentatives de réduire la présence russe dans ce pays.
— Pensez-vous que le duo Russie-Turquie puisse reproduire le scénario syrien en Libye ?
— Si la Russie tente de reproduire le scénario syrien, ce sera une erreur majeure de sa part et un pari inapproprié qui lui fera perdre bon nombre de gains qu’elle a récemment réalisés en Syrie et dans la région. Il ne sera rien de plus qu’un arrangement provisoire fragile. En revanche, l’éloignement géographique entre la Libye et la Turquie rend la répétition du scénario syrien beaucoup plus difficile.
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