Par Ahmed Kamel Al-Béheiri*
La région du Sahel et celle de la Corne de l’Afrique représentent des zones d’influence pour les organisations terroristes qui ne cessent de s’amplifier, mettant en danger la sécurité de l’Afrique, mais aussi la sécurité nationale égyptienne. Un défi de taille qui a incité le président Abdel-Fattah Al-Sissi à annoncer la disponibilité de l’Egypte à accueillir un sommet africain exceptionnel pour discuter des mécanismes nécessaires pour la création d’une force africaine conjointe pour la lutte contre le terrorisme en Afrique. Une initiative lancée par le président lors de sa participation au sommet de l’Union Africaine (UA), tenu à Addis-Abeba le 9 février 2020. Selon le président, les défis auxquels le continent est confronté, et qu’a constatés l’Egypte lors de sa présidence de l’UA en 2019 — persistance des conflits et menaces terroristes accrues du terrorisme au Sahel et dans la Corne de l’Afrique —, rendent urgent la création d’une telle force. La proposition du président Sissi émane surtout de sa conviction de l’importance de cette force pour assurer la sécurité et la paix du continent. Elle repose d’ailleurs sur un décryptage égyptien de l’ampleur du danger que représente la montée du terrorisme dans ces deux régions sur la sécurité nationale.
En parallèle, l’Egypte a accueilli du 9 au 11 février la réunion des chefs d’état-major des forces armées de la force G5 Sahel ainsi que les représentants des pays européens donateurs. Présidée par le général Mohamad Farid, la réunion s’inscrit dans le cadre de la stratégie égyptienne destinée à renforcer la coopération militaire et la coordination continue avec le G5 en matière de lutte antiterroriste. La réunion a notamment abordé la situation sécuritaire au Sahel et les moyens de promouvoir la coopération militaire pour y faire face. L’Egypte a abordé sa vision sur les moyens de renforcer les capacités des forces armées du G5, notamment à travers la formation de cadres en matière de lutte antiterroriste, et ce, pour faire face aux menaces sécuritaires transfrontalières que représentent les groupes extrémistes.
Daech et Al-Qaëda, deux menaces qui rivalisent
Cet intérêt égyptien accru accordé à ce dossier intervient aussi à un moment où les positions des forces militaires internationales de lutte antiterroriste déployées au Sahel et dans la Corne de l’Afrique semblent être confuses, les Etats-Unis ayant, par exemple, annoncé, fin décembre 2019, la réduction du nombre de leurs forces au Sahel. Ce qui explique l’importance qu’accorde l’Egypte à ce dossier, d’autant plus que le nombre d’attaques terroristes dans cette région a augmenté depuis le début de 2020. Cette période a vu, à titre d’exemple, une hausse alarmante du nombre d’opérations terroristes au nord du Mali commises par des groupes extrémistes comme l’organisation Ansar Al-Dine, dépendant d’Al-Qaëda, ainsi que par le Mouvement national de la libération de l’Azawad. A cela s’ajoutent celles commises par Daech, par le biais de ses branches régionales, ainsi que Boko Haram, filiation d’Al-Qaëda au Nigeria, dirigée par Abu Bakr Shikaw.
Le plus alarmant étant que Daech et Al-Qaëda rivalisent pour causer le bilan le plus lourd sur le champ de bataille au Sahel et dans la Corne de l’Afrique. D’ailleurs, chaque groupe tente d’attirer des financements des pays qui instrumentalisent ces organisations au service de leur agenda politique. Une question vitale pour la survie de ces deux organisations souffrant déjà d’énormes difficultés, que ce soit en raison des mesures prises par les gouvernements pour dessécher leurs sources ou en raison du recul des capacités de Daech après sa défaite à Al-Baghouz et à Mossoul. Faire preuve de force est par ailleurs un enjeu commun pour les deux organisations.
Au-delà de cette compétition acharnée entre deux entités terroristes, il ne faut pas minimiser le danger que représente la multiplication des activités terroristes de l’Organisation des jeunes moudjahidines en Somalie simultanément avec l’augmentation de celles de Daech dans la Corne de l’Afrique et l’Afrique centrale.
La Libye, terreau fertile
Ces menaces pèsent notamment sur la Libye, où la précarité sécuritaire risque de s’amplifier, notamment depuis le début du transfert, par la Turquie, d’un nombre d’éléments terroristes d’Idleb, en Syrie, à Misrata, en Libye. La Libye devient ainsi un centre de polarisation de nouveaux éléments qui adhèrent à Daech, Boko Haram ou Al-Qaëda. Par ailleurs, l’intérêt accordé par l’organisation centrale de Daech en Iraq à augmenter ses attaques terroristes en Libye aggrave la situation. C’est ce qu’a dévoilé la vidéo diffusée 40 jours après le meurtre, en octobre 2019, d’Abou-Bakr Al-Baghdadi, chef de Daech. Considérée comme étant la plus sanglante de l’organisation, cette vidéo renferme des scènes montrant le déplacement des éléments de Daech dans les régions d’Al-Fuqaha qui se situe à proximité de la montagne de Haruj, au centre de la Libye, et à Sabha, également au centre de la Libye. Ce qui prouve la détermination de Daech à investir davantage les territoires libyens. Une source d’inquiétude pour l’Egypte, puisque la montée du terrorisme en Libye représente une menace directe à la sécurité nationale, en raison des 1 300 km de frontières communes avec la Libye.
Confusion occidentale
Par ailleurs, cette scène active des organisations terroristes dans la région du Sahel et de la Corne de l’Afrique intervient alors que beaucoup de questions entourent la présence des forces étrangères. Le Pentagone a annoncé, fin décembre 2019, la réduction du nombre des forces américaines coopérant avec les forces françaises et les services de sécurité locaux dans les pays du Sahel et du Sahara. Washington a également déclaré son intention de renoncer à une base de drones récemment installée au Niger d’une valeur de 110 millions de dollars, d’arrêter son soutien aux forces françaises dans la région ainsi qu’aux gouvernements du Mali, du Niger et du Burkina Faso. Cette décision américaine a poussé le président français, Emmanuel Macron, à organiser un sommet qui a réuni les présidents du G5, le secrétaire général de l’Onu, le président du Conseil européen et le président de la Commission de l’UA. Le sommet a abouti à une série de décisions, dont l’élaboration d’une nouvelle stratégie antiterroriste dans la région, basée sur la redéfinition des objectifs à réaliser dans l’ensemble de la région et dans chaque pays. Et la France a envoyé près de 220 soldats supplémentaires dans la région de sorte que les forces présentes atteignent 4 500 soldats. Un nombre relativement faible vu que les nouvelles forces françaises se localiseront sur les frontières conjointes entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso.
D’ailleurs, on constate que depuis la décision du Pentagone, les opérations terroristes ont atteint le taux le plus élevé au niveau de la nature et de l’ampleur. Une hausse qui met surtout au grand jour les lacunes des efforts occidentaux (Etats-Unis et France). Du côté de la Corne de l’Afrique, le terrorisme menace les activités maritimes, ce qui risque de mettre en danger la sécurité maritime de l’Egypte en mer Rouge et dans le détroit de Bab Al-Mandeb.
Vision égyptienne globale
C’est donc face à cette double menace et ses répercussions possibles sur la sécurité nationale que le président Sissi a plaidé pour la création d’une force africaine conjointe pour lutter contre les milices extrémistes actives dans ces régions. L’approche égyptienne de lutte antiterroriste au Sahel est similaire à sa stratégie nationale dans la mesure où elle conçoit la menace terroriste et la lutte contre le terrorisme dans un cadre global. Et c’est ce qu’a souligné le président Sissi à maintes reprises devant des instances et des rassemblements internationaux, en soulignant le lien entre l’activité des organisations terroristes en Egypte et celles actives dans la région. C’est pourquoi il juge évident que les efforts de lutte contre le terrorisme devraient être conjoints et intégraux. Si l’on analyse le discours du président Sissi au cours du dernier sommet africain, le 9 février 2020, on constate que l’approche égyptienne en matière de lutte antiterrorisme dans la région est l’une des plus claires en ce qui concerne les mécanismes nécessaires. Et c’est dans ce contexte que la formation des militaires africains en Egypte ou la tenue d’exercices conjoints s’inscrivent dans le cadre du renforcement de la coopération militaire entre l’Egypte et la Communauté des Etats sahélo-sahariens CEN-SAD de façon à faire face aux menaces pesant sur le continent. Une coopération que l’Egypte oeuvre aujourd’hui à consolider en appelant à la formation d’une force militaire africaine conjointe. Censée oeuvrer sous la supervision du Conseil de paix et de sécurité de l’UA et du Comité technique spécialisé sur la défense, la sécurité et la sécurité, cette force serait l’une des tactiques d’actions collectives qui devraient contribuer à endiguer les activités des groupes et des milices actives dans ces régions. Ce qui rime avec la vision égyptienne que les approches partielles et les ripostes parcellaires des pays africains sont insuffisantes pour pouvoir faire face à la menace terroriste.
*Chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram et spécialiste des groupes terroristes.
Lien court: