Ahmad Kamel El-Beheri,
Chercheur
La décision turque d’arrêter douze membres des Frères musulmans afin de les extrader vers l’Egypte soulève bien des interrogations. Cette démarche intervient moins de deux mois après l’extradition vers l’Egypte d’un autre membre de la confrérie, Mohamad Abdel-Hafiz Aboul-Ela, accusé dans l’attentat contre le procureur général égyptien.
Loin des raisons affichées derrière ces extraditions et qui concernent des permis de résidence ou des falsifications de passeports, ce geste de la part de la Turquie, qui intervient alors que ses relations avec l’Egypte ne sont pas au beau fixe, soulève beaucoup de questions.
Ces extraditions représentent-elles un changement stratégique dans les relations entre la Turquie et les Frères musulmans ou une simple manoeuvre politique de la part d’Ankara ? Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, et le Parti de la justice et du développement au pouvoir entretiennent des relations organiques avec l’organisation internationale de la confrérie des Frères musulmans dont ils adoptent la philosophie politique. Ce qui explique l’attitude hostile de la Turquie envers l’Egypte après le renversement du président Mohamad Morsi et la sortie des Frères musulmans du pouvoir et de la scène politique en Egypte. Cette hostilité s’est manifestée explicitement dans les déclarations du président turc qui s’en prend régulièrement au gouvernement égyptien et exprime sa solidarité avec les Frères musulmans, ainsi qu’implicitement à travers l’accueil et le soutien financier offerts aux dirigeants de la confrérie et les chaînes de télévision qui leur ont été réservées pour attaquer l’Egypte. C’est à la lumière de tout cela qu’on peut expliquer les raisons derrière les récentes arrestations et extraditions de membres de la confrérie par les autorités turques.
Pressions américaines
Il s’agit d’abord de pressions américaines et occidentales. D’après le journal américain The National Interest, l’extradition début janvier 2019 de Mohamad Abdel-Hafiz Aboul-Ela répondait à des pressions de la part de l’Administration américaine sur le gouvernement turc pour adoucir le ton avec l’Egypte et lui livrer certains éléments accusés d’actes terroristes. Les relations de la Turquie avec l’Europe offrent une autre explication. La semaine dernière, le Parlement européen a voté en faveur de la suspension des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne pour des raisons en rapport avec les droits de l’homme et d’autres raisons qui concernent les relations ambiguës qu’entretient la Turquie avec des organisations extrémistes et terroristes. Cette décision a peut-être amené la Turquie à se débarrasser de certains islamistes pour effacer son image de terre d’asile de terroristes.
Enfin, la politique antiterroriste de l’Egypte y a été pour beaucoup. Au cours des cinq dernières années, l’Etat égyptien a réussi à bien définir sa politique internationale de lutte antiterroriste. D’abord, en rejetant toutes sortes de dialogues avec les organisations extrémistes et armées dans les pays de la région, et en considérant que ces organisations, quelles que soient leurs dénominations, ne sont en effet qu’une seule et même entité. Cette manière de voir les choses a permis à la communauté internationale et aux puissances internationales et régionales de bien comprendre la position de l’Egypte à l’égard du terrorisme. L’Egypte a été également active auprès des organisations internationales concernées par la lutte antiterroriste pour limiter le soutien politique et financier accordé aux groupes terroristes par certains pays dans la région ou ailleurs. Sur le plan juridique, l’Egypte a fourni à l’Interpol et à des pays occidentaux des preuves contre de nombreux éléments extrémistes et contre les pays qui les abritent. Tout cela a constitué une pression sur la Turquie pour qu’elle cesse son soutien et sa protection des extrémistes impliqués dans des actes de violence en Egypte.
En guise de conclusion, nous pouvons dire que l’arrestation et l’extradition de quelques extrémistes en Turquie est plus une manoeuvre politique liée aux intérêts régionaux et internationaux d’Ankara qu’un changement stratégique de position vis-à-vis de la confrérie des Frères musulmans. Les liens solides entre la Turquie et la confrérie ne risquent de se rompre qu’avec le changement du régime d’Erdogan, ce qui n’est pas prévisible dans un avenir proche. Pas plus que le changement de la politique turque vis-à-vis de l’Egypte.
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