« Rien ne vaut la fraternité et les rapports de bon voisinage », a déclaré le président Abdel-Fattah Al-Sissi, lors de sa rencontre le 17 janvier au Caire avec le premier ministre éthiopien, Haile Mariam Dessalegn. En visite de deux jours en Egypte, le chef du gouvernement éthiopien a participé à la 6e réunion de la commission ministérielle mixte égypto-éthiopienne, et s’est entretenu avec le ministre des Affaires étrangères, Sameh Choukri. Outre le dossier du barrage, les négociations ont porté sur le renforcement de la coopération bilatérale dans tous les domaines, notamment économique. Plusieurs accords et protocoles ont été signés (voir sous-encadré).
La visite du premier ministre éthiopien intervient après une période de tension due à l’épineux dossier du barrage éthiopien de la Renaissance. Lors d’une conférence de presse conjointe, le président Sissi a qualifié la visite du premier ministre éthiopien de « signe de volonté politique de surmonter tous les obstacles entre les deux pays ». « Le bassin du Nil dispose de ressources et de capacités qui en font une source d’interconnexion, de construction et de développement, pas une source de conflit », a déclaré le président Sissi, affirmant que l’Egypte « ne s’oppose pas au développement de l’Ethiopie. Mais il faut que toutes les parties prennent en considération le fait que ce fleuve constitue une artère de vie principale pour un peuple de plus de 100 millions d’habitants ». Pour sa part, le premier ministre éthiopien a déclaré : « Cette grande rivière ne doit jamais devenir un objet de compétition, de méfiance ou de conflit », affirmant que son pays ne nuira pas aux intérêts de l’Egypte.
Quelle approche ?
Des déclarations rassurantes, même si Le Caire, Khartoum et Addis-Abeba ne sont pas encore parvenus à se mettre d’accord sur les conclusions d’un rapport technique remis, en mai dernier, par deux cabinets d’expertise français sur les effets sociaux et environnementaux du barrage sur l’Egypte et le Soudan. Les négociations techniques au sein du comité tripartite égypto-soudano-éthiopien avaient été gelées en novembre dernier, l’Egypte et l’Ethiopie ne parvenant pas à s’entendre sur le rapport élaboré par le cabinet des consultants. Sameh Choukri avait suggéré à l’Ethiopie et au Soudan, le 26 décembre dernier, de recourir à la médiation d’experts internationaux de la Banque Mondiale (BM). Tout en saluant l’engagement de l’Ethiopie de ne pas nuire aux intérêts de l’Egypte, le président Sissi a insisté sur la proposition du Caire de faire de la BM un interlocuteur neutre dans les discussions techniques. Il a aussi exprimé « l’inquiétude de l’Egypte » face au gel des négociations techniques. « On ne peut pas décider de la proposition égyptienne sur la médiation de la BM avant de la discuter au sein du comité tripartite par l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie, les trois pays signataires de l’accord de principe de 2015 qui encadre la construction et le remplissage du barrage de la Renaissance », a déclaré pour sa part Dessalegn. Il a proposé la tenue d’un sommet tripartite égypto-soudano-éthiopien au niveau présidentiel, en marge du sommet africain prévu fin janvier à Addis-Abeba.
L’Egypte craint que la construction du barrage éthiopien n’entraîne une réduction du débit du fleuve dont elle dépend à 90%. 85% des eaux du Nil en Egypte proviennent d’Ethiopie. L’Egypte insiste sur ses droits historiques sur le fleuve, garantis par des traités datant de 1929 et 1959 qui accordent près de 87% du débit du fleuve à l’Egypte et au Soudan (voir sous-encandré). L’Egypte appelle au respect de l’accord de principe en vertu duquel le remplissage du lac ne doit se faire qu’à la lumière des résultats des études techniques, toujours en cours.
Dégel de la tension
Ancien diplomate, Hussein Haridi, pense que même si ce sommet égypto-éthiopien n’a pas résolu les points de désaccord entre Le Caire et Addis-Abeba autour du barrage de la Renaissance, il a au moins dégelé les relations tendues depuis quelques mois entre les deux pays. « C’est un fait positif. Il était nécessaire de rouvrir les canaux de dialogue pour pouvoir négocier et surtout pour barrer la route aux complots visant à nuire aux relations de l’Egypte avec les pays du bassin du Nil. De même, il ne faut pas abréger les relations entre les deux pays au dossier du barrage. L’établissement de fortes relations et le renforcement de la coopération avec l’Ethiopie contribuent à trouver un terrain d’entente sur les questions importantes dont celle du barrage », pense Haridi.
Mais pour Hussein Mourad, du Centre des recherches africaines, les bons offices ne suffisent pas. « Il faut parler ouvertement des points de discorde, notamment en ce qui concerne le remplissage du lac du barrage éthiopien et les moyens de garantir le quota de l’Egypte dans les eaux du Nil », indique Mourad. Selon lui, l’avancement rapide des travaux de construction du barrage et l’arrêt des négociations techniques justifient les craintes de l’Egypte de se retrouver face au fait accompli et de ne pas être en mesure d’agir si le barrage a un impact négatif sur son alimentation en eau. « Aujourd’hui, il est toujours possible de modifier les règles de remplissage du lac derrière le barrage pour éviter de nuire aux intérêts de l’Egypte. Ce remplissage doit se faire en 7 ans et non pas en 2 ans comme l’envisage l’Ethiopie, pour ne pas affecter la part de l’Egypte dans les eaux du Nil. De même, il faut que les deux pays négocient la quantité d’eau qui doit être stockée derrière le barrage », insiste l’expert.
Anissa Hassouna, députée, s’interroge: « Pourquoi le premier ministre éthiopien a-t-il refusé de formuler une position claire au sujet de la proposition de l’Egypte sur la médiation de la BM ? ». « Les déclarations du premier ministre éthiopien sont certes positives, mais il faut qu’elles soient appuyées par des faits. Le fait qu’Addis-Abeba n’a pas donné de réponse claire à la proposition de l’Egypte laisse à craindre qu’il ne joue à nouveau sur le statu quo et le progrès qu’elle a déjà réalisé sur le terrain. La médiation de la BM en tant que partie neutre est devenue une condition pour la reprise des négociations, après l’échec des travaux du comité tripartite », juge la députée.
Coopération économique
Sissi et Dessalegn ont signé un mémorandum d’entente dans le domaine de la coopération industrielle, et un autre visant à poursuivre les consultations politiques et diplomatiques entre les ministères des Affaires étrangères des deux pays. Un conseil d’investissement égypto-éthiopien sera créé et regroupera des hommes d’affaires des deux côtés. Sa mission? Relancer la coopération économique et promouvoir les investissements. « Cette coopération est importante, car le secteur privé égyptien a manifesté le désir d’augmenter ses investissements sur le marché éthiopien », a souligné le président Sissi. Ajoutant que les deux pays se sont mis d’accord sur l’octroi de toutes les facilités possibles pour la fusion de leurs investissements, notamment dans la construction d’une zone industrielle égyptienne en Ethiopie, ainsi que dans les domaines de l’investissement agricole, la richesse animale, la pisciculture et la santé.
Les conventions internationales sur le partage des eaux du Nil
Traité anglo-italien de 1925 : Signé à Rome en vue de sauvegarder, vis-à-vis de l’Ethiopie (représentée par l’Italie), les droits de l’Egypte et du Soudan (représentés par la Grande-Bretagne) sur les eaux du Nil. Cet accord fixait les droits de l’Egypte et du Soudan à ce qui fut appelé les « droits acquis » des deux pays. Ils étaient alors respectivement de 48 milliards et de 4 milliards de m3 d’eau par an. Le traité stipulait aussi que Le Caire gardait un droit de surveillance sur l’ensemble du Nil, de son embouchure à ses sources, ainsi que le droit de diriger les recherches et l’exécution de tout projet qui pourrait se révéler avantageux pour lui. L’Ethiopie rejettera cet accord qui lui retirait tout droit d’utiliser les eaux du Nil bleu et des autres affluents du Nil.
L’accord anglo-égyptien de 1929 : Un nouveau traité (sous forme d’échange de Notes) anglo-égyptien est conclu en 1929. Selon cet accord, le Soudan ne pouvait utiliser les eaux du Nil que dans la seule mesure où cette utilisation ne portait pas atteinte aux droits de l’Egypte, et ne pouvait entreprendre, sur le fleuve, de travaux de construction de grandes infrastructures qu’avec le consentement préalable du Caire.
L’accord exemplaire de 1959 : C’est le traité de 1929 modifié. Cet accord ouvre la voie à un règlement multilatéral que tous les autres traités sur le Nil ignoraient. Il reconnaît l’existence du droit des autres riverains d’une façon explicite, et stipule que chaque fois qu’une revendication est faite par les riverains non signataires, les deux parties contractantes (l’Egypte et le Soudan) prendront en considération celle-ci et se mettront d’accord sur la politique commune qu’il convient de prendre à leur égard.
Accord avorté de Charm Al-Cheikh d’avril 2010 : A Charm Al-Cheikh, il était question de convenir d’un accord liant les Etats riverains du Nil. Au cours de cette rencontre, aucun consensus n’avait pu être trouvé. Le Caire et Khartoum s’étant opposés à ce projet de texte prévoyant une réduction des parts de l’Egypte et du Soudan dans l’utilisation des eaux du fleuve, et signant ainsi l’échec de plus d’une dizaine d’années de négociation sur la gestion concertée des eaux du Nil.
L’Accord d’Entebbe de mai 2010 : Organisée sous l’égide de l’Initiative du bassin du Nil (NBI), la rencontre d’Entebbe avait pour but de mettre sur pied de nouvelles bases juridiques de la gestion des eaux du Nil. C’est pour atteindre cet objectif que l’Ethiopie, l’Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie, rejoints plus tard par le Kenya (en l’absence des représentants du Burundi et de la RDC), ont signé, en mai 2010, l’Accord sur le partage équitable des eaux du Nil. L’Egypte et le Soudan ont rejeté l’accord.
Lien court: