Un million de citoyens vivent à Manchiyat Nasser, l’une des plus grandes zones informelles du Caire.
(Photo : Ola Hamdi)
Dans les rues Al-Nour et Al-Razzaz, à Manchiyat Nasser, la vie est normale. Les habitants achètent leurs besoins, se préparent à aller à leurs travaux, leurs écoles, etc. Et ce, même si la décision du gouvernorat du Caire d’évacuer le quartier, fin janvier, a eu l’effet d’un coup de tonnerre sur les habitants qui ne cachent pas leur inquiétude. Il s’agit de deux rues adjacentes où les bâtiments ne dépassent pas les deux étages. Les rues ne sont pas pavées, les ordures sont entassées partout. Les conditions de vie sont donc précaires, mais personne ne s’en plaint. Il semblerait que le mode de vie dans cette zone montagnarde ne dérange pas.
Dans le cadre du plan de réaménagement des zones informelles lancé par le gouvernement il y a deux ans, les habitants de ces deux rues devront être relogés à la ville d’Al-Asmarate, à Moqattam. Une décision qui n’arrange pas la plupart d’entre eux. Attestant de leur refus d’évacuer le quartier, les habitants ont affiché partout des banderoles sur lesquelles on peut lire « Non à l’évacuation ». Une réaction répétitive à chaque fois que le gouvernement décide d’évacuer une zone informelle, représentant un danger pour ses habitants. Ces derniers refusent souvent de quitter les lieux, même si les maisons où ils habitent représentent un danger pour leur vie. Ce refus oblige le gouvernement à entrer dans de longues négociations avec les habitants pour les convaincre de quitter le quartier. Manchiyat Nasser, l’une des plus grandes zones informelles du Caire, est habitée par environ un million de citoyens originaires de différents gouvernorats. Depuis l’effondrement, en 2008, d’une falaise de la montagne faisant des dizaines de victimes parmi les habitants, le gouvernement a considéré cette région comme dangereuse pour la vie des habitants. Depuis 2016, le gouvernement procède à un important plan de réaménagement et déjà des milliers des habitants ont été relogés à la ville d’Al-Asmarate. Un projet colossal construit pour abriter les habitants des bidonvilles (voir encadré.).
La logique des habitants
Aujourd’hui, c’est le tour aux deux rues Al-Razzaz et Al-Nour d’être réaménagées. Mais pourquoi les habitants s’opposent-ils à l’évacuation ? Fathi, un habitant de la rue Al-Razzaz, défend la position des habitants. « Les habitants qui se trouvent ici ont construit leurs maisons dans les années 1960 sans demander l’aide du gouvernement. Pourquoi faut-il aujourd’hui quitter un quartier qu’on a construit pour la simple raison que le gouvernement le classe comme une zone informelle ? », demande Fathi, âgé de 60 ans. Il a ajouté que tous les habitants de Manchiyat Nasser vivaient en paix jusqu’en 2008. Date de l’écroulement de la falaise d’Al-Doweiqa. « C’est depuis cet accident que les responsables ne cessent de parler de la menace que représente cette zone pour la vie des habitants et de la nécessité de l’évacuer. Mais est-ce vrai? J’en doute. Le gouvernement veut investir les terrains sur lesquels nous habitons, et les vendre à des investisseurs et des sociétés immobilières. Ce scénario s’est répété dans d’autres régions évacuées, toujours sous prétexte du réaménagement », soupçonne Fathi. Pour hadj Abdel-Hamid, âgé de 65 ans et qui possède un petit magasin à la rue Al-Nour, il s’agit d’une injustice. « Lorsque je suis arrivé ici, il y a 25 ans, il n’existait pas de vie, la région était un désert. Ce sont les habitants de cette région, que le gouvernement veut aujourd’hui chasser, qui l’ont construite et l’ont transformée en une zone habitée et non une zone sauvage comme dit le gouvernement. J’habite et je travaille dans ce quartier. Quelle logique de me forcer à le quitter pour aller louer un appartement à 300 L.E., et en plus, me priver de mon magasin, seule source de mon gagne-pain ? », se demande-t-il. Et d’ajouter: « On n’a pas besoin de bâtiments plus modernes ou mieux équipés. Que le gouvernement nous laisse tranquille ».
Oum Moussa, âgée de 50 ans, est là, assise devant sa maison composée de deux étages. Elle habite la rue Al-Razzaz depuis 1983, lorsqu’elle est venue de Qéna avec son mari pour travailler au Caire. « A cette époque, c’était une zone inhabitée et dépourvue de tous les services élémentaires, mais elle convenait aux pauvres comme nous. Alors, mon mari a vendu tout ce qu’il possédait pour nous construire cette maison qui m’abrite aujourd’hui avec mes trois fils, leurs femmes et leurs enfants. Pourquoi donc bouleverser tout d’un coup notre vie et nous obliger à quitter la maison où nous avons investi tout ce qu’on a pour aller louer un appartement de 65 m2 ? Est-ce qu’une grande famille comme la nôtre peut habiter dans un tel appartement? Je ne quitterai pas ma maison », affirme Oum Moussa sur un ton déterminé.
Dans la rue adjacente Al-Nour, sujette à la même décision d’évacuation, les habitants tentent de reconstruire les parties qu’a démolies le gouvernement de leurs maisons. Ce qui a poussé les responsables des municipalités à bloquer la rue avec de grosses pierres pour empêcher les habitants d’y accéder. En revanche, d’autres habitants se disent prêts à négocier l’évacuation. C’est le cas de Mansour, un ouvrier de 50 ans, qui accepte l’évacuation, mais selon ses conditions. « Je suis prêt à quitter ma maison mais à condition que le gouvernement me présente une indemnisation équitable qui me permet d’acheter un autre logement dans un quartier proche du lieu où je travaille. Mais il n’est pas juste que le gouvernement nous oblige à quitter nos maisons sans compensation et nous oblige en plus à payer des loyers », s’explique Mansour.
Résister au changement
Des arguments et des revendications illégitimes, selon le général Mohamad Ayman Abdel-Tawab, vice-gouverneur du Caire, qui nie que l’objectif de l’évacuation est l’investissement des terrains évacués. « L’ensemble de la zone de Manchiyat Nasser où des falaises de la montagne se sont déjà écroulées représente un danger direct pour la vie des habitants. De même, il s’agit d’une zone informelle non planifiée et il n’y existe pas d’infrastructures. Depuis des décennies, les habitants se sont emparés des terrains de l’Etat et ont construit sur ces terrains sans papier ou autorisation. Leur statut n’est donc pas légal et ne leur donne pas le droit de vendre des terrains de l’Etat à l’Etat », affirme le responsable. Il ajoute que pour ne pas leur porter préjudice, il a été décidé de leur fournir des appartements à Asmarate à des loyers mensuels qui ne dépassent pas les 300 L.E.
Ihab Fakhri, professeur de ressources humaines, appelle le gouvernement à revoir la gestion du réaménagement des bidonvilles. « Si les habitants résistent souvent aux plans de réaménagement des zones informelles, c’est parce que les alternatives proposées par le gouvernement ne sont pas adéquates. Les habitants ont parfois raison de refuser de se rendre dans des villes situées à une grande distance de leur lieu de travail », pense Fakhri. Une dimension que le gouvernement a déjà prise en considération, puisque la ville d’Al-Asmarate a été construite dans le quartier d’Al-Moqattam à proximité de Manchiyat Nasser.
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