Au sinaï, le bouillonnement au sein des tribus se fait sentir, encore plus qu’en 2015. Les bédouins resserrent les rangs et demandent à l’Etat de les armer et de les engager officiellement dans la guerre contre l’Etat islamique (Daech). A en juger par les évolutions sur le terrain, l’Etat ne semble plus être l’unique acteur dans la guerre contre le terrorisme. Ce qui a changé, c’est la position des chefs de tribus, notamment après le meurtre, en mai 2015, de Abdel-Basset Al-Tarabini, un jeune homme de la tribu des Tarabine. Celui-ci a été abattu par Daech après avoir opposé une fin de non-recevoir à l’un de leurs communiqués. Les bédouins ont alors demandé au commandant militaire, le lieutenant-général Ossama Askar, de porter les armes face aux djihadistes. Dans la foulée, une conférence a été organisée à l’invitation de deux notables hommes d’affaires, Moussa Al-Dalh et Ibrahim Al-Argani, tous deux issus des Tarabine. Les bédouins ont été salués pour leur zèle, qui s’est arrêté là.
Des sources sécuritaires et bédouines expliquent que Daech recrutait parmi les personnes qui se sont retrouvées sans ressources suite à la destruction des tunnels de contrebande avec Gaza. Or, l’étau militaire autour des villes de Rafa et de Cheikh Zoweid a obligé l’organisation terroriste à étendre ses activités vers le nord, notamment à Arich où la population est plus dense.
Cette évolution a donné lieu à des problèmes pour la population locale dont les intérêts économiques et la vie quotidienne ont été affectés. « Les combattants de Daech ont procédé à la destruction des caméras de surveillance installées sur les façades des magasins. Ils ont commencé à harceler les passants, notamment les femmes non accompagnées, et sont allés jusqu’à obliger les chrétiens à évacuer massivement la ville dans une scène digne des années d’occupation », explique le député Salah Salem, originaire d’Al-Arich. Les pratiques des combattants de Daech sont ainsi devenues un danger pour les habitants, surtout après les nombreux enlèvements avec demande de rançon visant les hommes d’affaires locaux et les notables des tribus, comme cheikh Hamdi Gouda de la famille des Fouakhriya, enlevé le mois dernier.
Selon des sources locales, les affrontements entre les Tarabine et Daech se sont intensifiés dernièrement. Il y a une semaine, dans le sud de Rafah, des combattants de Daech ont tué une femme et agressé son mari lors d’une tentative d’enlèvement qui visait deux de leurs fils. Quelques jours auparavant, dans la même région, une voiture piégée avait explosé devant un checkpoint érigé par des jeunes de cette même tribu. Daech avait distribué des tracts mettant en garde les Tarabine contre toute escalade et leur demandant de se démarquer de leurs fils accusés de « collaborer avec l’Etat ».
Soutien au grand jour
La décision visant à former une coalition tribale face aux djihadistes intervient principalement à l’initiative de la tribu des Tarabine. Par la suite, d’autres tribus comme les Swarka, les Romaylat, ainsi que de grandes familles comme les Tiaha et le Fouakhriya, s’y sont ralliées. « Les Tribus de Tarabine, de Swarka et de Romaylat sont décidées à purifier le Sinaï de Daech en concertation avec l’armée. Une coalition tribale sera formée sous la direction de Abdel-Méguid Al-Méneï avec pour mission de pourchasser les terroristes de Daech et de les éliminer », affirme Ibrahim Al-Argani, un notable des Tarabine. Ces affirmations indiquent que ladite coalition ne se contenterait pas de soutenir l’armée comme par le passé, mais entend bien participer à la guerre contre le terrorisme. Le soutien offert à l’armée se faisait jusqu’ici dans le secret, pour éviter la revanche de Daech qui n’hésite pas à liquider les « collaborateurs ». Aujourd’hui, les bédouins veulent que leur contribution se fasse au grand jour.
« L’inviolabilité de nos domiciles, notamment ceux des Tarabine, est une ligne rouge. Les tribus bédouines du Nord-Sinaï sont liées par la religion, la patrie et le sang, et elles ne se laisseront pas diviser face aux vendus qui travaillent sous les cagoules pour l’intérêt du Mossad et des sionistes », lit-on dans un communiqué diffusé par les Tarabine.
Et de poursuivre : « La tribu des Tarabine a toujours été et restera un étendard de patriotisme et ne se repliera pas devant une entité qui s’est imposée par les armes. Appliquer la loi divine sur terre ne se réalise pas par les épées et les armes, mais à travers la modération. Les agressions qui ont eu lieu contre nos fils représentent une violation flagrante des normes légales et humaines (…). Nous ne sommes pas incapables de riposter, on patiente, mais on ne pardonnera pas ».
Situation compliquée
Mais de son côté, le député du Nord-Sinaï, Hossam Réfaï, a essayé de tempérer ces propos : « On ne peut pas prendre très au sérieux la question de l’armement des tribus comme celles-ci l’imaginent. C’est une demande que l’Etat refuse par principe ». Selon lui, l’enthousiasme des bédouins s’explique par les récents attentats qui ont visé leurs commerces et habitations, obligeant certains d’entre eux à évacuer leurs maisons.
Mais la position de l’Etat n’est pas le seul facteur qui décidera de l’aboutissement des velléités bédouines. Le fait que les mêmes tribus, et souvent les mêmes familles, comptent à la fois des combattants recrutés par Daech et d’autres collaborant avec l’armée, rend la situation très compliquée. Ainsi, Abdel-Méguid Al-Méneï, issu des Swarka et considéré comme le candidat favori pour diriger ladite coalition tribale anti-Daech, habite le village de Mehdieh qui fut pendant longtemps le bastion des djihadistes, avant qu’ils n’en soient délogés par l’armée. C’est aussi la ville natale de Chadi Al-Méneï, l’un des dirigeants de l’organisation Ansar Beit Al-Maqdès affiliée à l’Etat islamique. « Le problème au Sinaï c’est que des dizaines de jeunes sont embrigadés par Daech, alors que d’autres jeunes issus des mêmes tribus sont engagés dans la lutte anti-Daech », avait noté Abdel-Méguid Al-Méneï lors d’une ancienne interview.
Après l’assassinat de Salem Lafi, un leader de la résistance anti-Daech, la tribu des Swarka a publié un communiqué la semaine dernière, soulignant l’importance de la guerre antiterroriste, tout en énumérant les conditions requises pour son engagement dans cette guerre. La formation d’un commandement central des tribus sous la houlette de l’armée, la coordination avec l’armée sur le terrain, une plateforme médiatique, une agence officielle pour assister les familles des victimes et des blessés, telles sont les principales garanties demandées à l’Etat à travers ce communiqué. « Notre position est claire et sans ambages. A ceux qui souhaitent nous approcher sur cette base nous sommes prêts à offrir nos âmes et nos fils. Et que ceux qui souhaitent agir seuls assument le résultat de leur choix unilatéral », conclut le communiqué.
Bref, les bédouins ont réalisé leur incapacité à s’engager seuls dans une guerre tribale contre Daech. Ce qu’ils demandent c’est une reconnaissance officielle de leur participation aux côtés de l’armée. Il paraît que le meurtre de Lafi a appris aux bédouins à ne pas sous-estimer les capacités offensives de Daech. D’où leur demande d’armement et de couverture légitime. Il est peu probable que l’Etat accepte de telles demandes, sans que cela signifie pour autant un renoncement au rôle des tribus sur le champ de bataille.
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