« E
gyptiennes, égyptiennes, les îles sont égyptiennes ! ». C’est par ces cris de joie retentissant dans la salle de la Haute Cour Administrative (HCA) que des centaines de militants et de simples citoyens, hissant les drapeaux égyptiens, ont accueilli, lundi 16 janvier, le verdict prononcé par le juge Ahmad Al-Chazli, invalidant la rétrocession par Le Caire des deux îles de Tiran et Sanafir de la mer Rouge à l’Arabie saoudite et confirmant qu’elles «
resteront égyptiennes ». La cour a souligné que «
les territoires de la patrie n’appartiennent pas à l’un des pouvoirs de l’Etat, mais au peuple égyptien et aux générations futures ».
C’est avec beaucoup d’attention que les Egyptiens attendaient la décision finale de la plus haute juridiction administrative sur cette affaire. D’importants dispositifs sécuritaires ont été déployés aux alentours de la HCA et au centre-ville. Quelques heures après ce verdict, la joie s’est faite sentir dans les rues, et les célébrations spontanées ont été lancées partout. Et la décision de la HCA a été jugée « historique ».
En effet, ce verdict tranche définitivement un long parcours politique et judiciaire concernant l’accord de délimitation des frontières maritimes entre l’Egypte et l’Arabie saoudite conclu en avril 2016, au grand dam des Egyptiens (voir chronologie). Le gouvernement ne peut pas faire appel après ce verdict. La HCA a jugé que les îles de Tiran et Sanafir étaient « des territoires souverains égyptiens et faisaient partie de l’Histoire de l’Egypte ». Dans ses attendus du jugement, la cour a ajouté que « le gouvernement n’avait présenté au tribunal aucun document prouvant le contraire », et a précisé que la décision sur leur appartenance à l’Egypte était « définitive ». « L’armée égyptienne n’a jamais été une force d’occupation », a dit le juge, et ceci, en répliquant à l’argument du gouvernement, selon lequel il avait justifié cette rétrocession, en expliquant que les deux îles appartenaient à l’Arabie saoudite, mais que Riyad avait demandé en 1950 au Caire d’en assurer la protection.
La notion de souveraineté en premier lieu
La nature de l’accord, notamment la notion de « la souveraineté », était au centre des procès entre détracteurs et défenseurs, chaque partie se référant à l’article 151 de la Constitution pour appuyer son point de vue. Cet article stipule que « le président de la République conclut les traités et les ratifie après leur approbation par le parlement. Ils ont force de loi après leur publication, conformément aux dispositions de la Constitution. Les électeurs doivent être convoqués au référendum sur les traités de paix, les traités d’alliance et tous les traités relatifs aux droits de souveraineté. Ces traités ne sont ratifiés qu’après l’approbation des électeurs et la proclamation des résultats. Dans tous les cas, aucun traité contraire aux dispositions de la Constitution ou qui conduit à la concession de territoires de l’Etat ne peut être conclu ». Les attendus du jugement ont tranché le débat sur la nature contestée de l’accord. « Le tribunal est parvenu à une conviction solide que l’accord en question ne relève pas d’un acte de souveraineté de l’exécutif qui ne concerne pas la justice, comme a contesté la défense du gouvernement. Il s’inscrit dans le cadre des accords administratifs qui relèvent des prérogatives de la HCA », a souligné le juge Ahmad Al-Chazli.
Suite au verdict de la HCA, l’avocat et militant Khaled Ali a laissé sa joie éclater. Il vient couronner, selon lui, la lutte de l’équipe de défense formé pour défendre « une souveraineté historique de l’Egypte sur ces deux îles ». « Ce verdict est une victoire pour tous les Egyptiens pas moins importante que celle de la Guerre de 1973. Ces îles ne seront qu’égyptiennes. Il ne devrait y avoir aucune controverse à ce sujet », a réagi Ali, au milieu d’une foule qui l’entourait devant la HCA.
Les détracteurs de cet accord se réfèrent à un traité datant de 1906 qui accordait à l’Egypte la souveraineté sur Tiran et Sanafir. Cet accord de délimitation de 1906 entre l’Empire ottoman et la Grande-Bretagne, (l’Egypte était alors sous protectorat britannique), prouve que les deux îles font partie du territoire égyptien. Selon Khaled Ali, parmi les documents sur lesquels le tribunal a basé sa décision, figure un document qui remonte au 2 avril 1884. Il s’agit d’un décret des douanes égyptiennes stipulant que la frontière douanière en mer Rouge entre l’Egypte et les Etats voisins se situait à 10 kilomètres des côtes, ce qui place les îles de Tiran et Sanafir en territoire égyptien. Malek Adli, avocat des droits de l’homme, défenseur farouche du droit de l’Egypte à ces îles, et qui a été détenu sur fond de manifestations hostiles à l’accord, a, lui aussi, exprimé sa fierté après ce verdict « historique ». Il souligne l’importance des documents incontestables prouvant l’exercice de l’Egypte de la souveraineté sur ces deux îles, collectés et présentés à la Cour.
Que fera le parlement ?
Or, après ce verdict définitif de la HCA, la question est désormais de savoir ce que fera le parlement auquel le gouvernement avait envoyé l’accord. Députés comme juristes sont divisés sur la compétence du parlement de décider d’ores et déjà d’un accord jugé « caduc » par la plus haute juridiction administrative. Le président du parlement, Ali Abdel-Al, a déclaré que le verdict de la HCA ne faisait pas tomber le droit du parlement à l’étude de l’accord. Fondement soutenu par le député Mohamad Abou-Hamed, qui trouve que le verdict de la HCA n’empêche pas le parlement d’en décider. « On respecte le verdict de la HCA, mais cela n’ôte pas au parlement son droit constitutionnel garanti par l’article 151 de la Constitution. D’autant plus que selon la Constitution, la justice administrative n’a pas de jurisprudence pour se prononcer sur les questions de souveraineté », argumente Hamed. « Le gouvernement a déjà présenté un recours devant la Cour constitutionnelle pour qu’elle tranche sur la compétence même de la HCA dans cette affaire », ajoute-t-il. Or, selon le député indépendant Ahmad Tantawi, « le parlement ne peut plus discuter d’un accord invalidé par la HCA ».
Quant à l’ancien doyen de la faculté de droit, Mahmoud Kobeich, il appelle aussi le gouvernement à respecter le verdict de la justice et à arrêter les contestations judiciaires en cours. Il reste en effet une date importante, celle du 12 février et du verdict attendu par la Cour constitutionnelle. En ce qui concerne le recours présenté devant la Haute Cour constitutionnelle, Kobeich explique que cela ne relève pas de ses compétences qui se limitent à décider de la constitutionnalité des lois, à trancher un litige concernant l’exécution des deux verdicts définitifs contradictoires sur un même procès, ainsi qu’à trancher sur la compétence entre deux instances judiciaires. Or, c’est justement sur ce dernier point que peut se baser la Cour constitutionnelle.
Arbitrage international ?
Reste à savoir quelles seront les retombées politiques d’un tel jugement, au moment où les relations entre Le Caire et Riyad sont tendues. Sur le plan officiel, ni le gouvernement égyptien, ni le gouvernement saoudien n’ont réagi. Mais sur le niveau non officiel, les réactions se déchaînent. L’ancien député et politologue Anouar Al-Echeqi, a estimé sur la chaîne privée CBC que ce verdict ne changerait rien. « En se référant à des documents, la HCA a estimé que les îles étaient égyptiennes, mais l’Arabie saoudite possède d’autres documents prouvant qu’elles sont saoudiennes. Il ne s’agit pas d’un litige local, mais international, que seul l’arbitrage international pourra trancher », a-t-il dit. Emad Gad, député, note que l’arbitrage international ne pourra s’effectuer que par le consentement des deux parties en litige, c’est-à-dire Riyad et Le Caire. Si l’Egypte l’accepte, Gad propose à ce que la partie égyptienne ne soit pas représentée par le gouvernement actuel qui, selon lui, « a perdu toute crédibilité politique et populaire ». « Il vaut mieux qu’un comité indépendant de juristes, de géopoliticiens et d’experts soit formé pour assumer cette tâche », réclame Gad.
Au-delà des spéculations sur le sort juridique de cette affaire, c’est son impact politique sur les relations entre l’Egypte et l’Arabie saoudite. Des relations déjà envenimées depuis quelques mois sur fond de divergence des positions sur la crise syrienne. Un scénario que Gad n’exclut pas, accusant le gouvernement de mauvaise gestion. « L’Arabie saoudite se rattache à son droit aux îles que le gouvernement a reconnu qu’elles sont saoudiennes. Et la justice et le peuple égyptiens refusent de céder un territoire jugé égyptien », explique Gad. « Les indices laissent prévoir plus de détérioration dans les relations égypto-saoudiennes. Toutefois, j’appelle les dirigeants et les responsables des deux pays à rationaliser leurs réactions. Il faut valoriser les intérêts politiques et régionaux », souhaite Gad.
Neuf mois de tourmente judiciaire
9 avril 2016 : L’Egypte et l’Arabie saoudite signent au Caire un accord sur la délimitation des frontières maritimes entre les deux pays. En vertu de cet accord, les deux îles de la mer Rouge, Sanafir et Tiran, ont été reconnues saoudiennes par l’Egypte.
10 avril 2016 : L’avocat Khaled Ali intente le premier procès de la Cour administrative pour l’annulation de l’accord.
25 avril : Sous le slogan « Le vendredi de la terre », des centaines d’activistes et de figures politiques manifestent contre l’accord. Des dizaines d’entre eux sont arrêtées pour avoir manifesté sans autorisation préalable du ministère de l’Intérieur, comme l’exige la loi sur les manifestations.
21 juin 2016 : Le Conseil d’Etat invalide l’accord sur la rétrocession des îles à l’Arabie saoudite, et le gouvernement avait fait appel sur cette décision devant la Haute Cour administrative.
29 septembre 2016 : Des avocats présentent deux recours à la Cour des référés réclamant l’arrêt de la décision de la justice administrative sur l’invalidation de l’accord.
6 novembre 2016 : Le gouvernement conteste l’affaire devant la Haute Cour Constitutionnelle (HCC), qui devra prononcer sa décision le 12 février prochain.
8 novembre 2016 : Le tribunal administratif refuse le recours du gouvernement de suspendre le verdict du Conseil de l’Etat invalidant l’accord.
29 décembre 2016 : Le Conseil des ministres donne son aval à l’accord et le transmet au parlement pour approbation.
31 décembre 2016 : Le Tribunal des référés (tribunal des affaires urgentes) du Caire confirme la suspension d’un jugement annulant l’accord sur la rétrocession à l’Arabie saoudite des îles de Tiran et Sanafir du golfe de Aqaba, signé en avril dernier.
16 janvier 2017 : La Haute Cour administrative rejette le recours du gouvernement qui confirme que les îles sont égyptiennes l
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