La montée de la répression et des tensions politiques a poussé des forces révolutionnaires et des citoyens dans plusieurs gouvernorats à multiplier les appels à l’armée pour qu’elle reprenne la gestion du pays. Une campagne de collecte de procurations, sous contrôle des instances habilitées, est actuellement en cours.
Ces appels interviennent à un moment où le fossé entre le pouvoir et l’opposition s’élargit, avec l’échec du dialogue national et la décision du Front National du Salut (FNS) de boycotter les prochaines législatives.
Parmi les signataires : la Coalition du 25 janvier, le « syndicat des chômeurs », le mouvement indépendant du 6 Avril des villes du Canal de Suez et le Mouvement des révolutionnaires libres. Le journaliste Moustapha Bakri, Tahani Al-Guébali, ex-vice-présidente de la Haute Cour constitutionnelle, et Ragaï Attiya, ancien bâtonnier, soutiennent cette campagne. Le FNS, les forces de gauche et des mouvements comme le 6 Avril et les Socialistes révolutionnaires s’y opposent. Le FNS nie catégoriquement être à l’origine de celle-ci ou la soutenir, parce qu’elle contredit les concepts de la démocratie.
C’est de Port-Saïd, le premier gouvernorat à être entré en désobéissance civile, qu’est partie cette initiative controversée, conçue comme un carton rouge lancé au régime au pouvoir. Des militaires en retraite ont parallèlement organisé, vendredi 1er, une manifestation de soutien à l’armée, à Madinet Nasr, scandant : « Sissi prend ta décision, le peuple t’a choisi », en référence au ministre de la Défense, Abdel-Fattah Al-Sissi.
La campagne s’est répandue dès lors comme une traînée de poudre d’un gouvernorat à l’autre. Ismaïliya, Daqahliya, Tanta, Mahalla et le Sinaï, n’ont pas tardé à suivre. Des activistes politiques ont été chargés de la rédaction des procurations officielles, tel Ahmad Mahran, président du Centre du Caire pour les études politiques et juridiques pour les droits de l’homme, à qui se sont adressés les habitants de Port-Saïd, après avoir essuyé le refus des employés du cadastre.
« Ces procurations se basent sur un principe constitutionnel fondamental, inclus dans tous les régimes politiques du monde : le droit du peuple à l’autodétermination. Le peuple est la source de la légitimité du régime, et a le droit de lui retirer la confiance », défend Mahran.
L’opposition est loin d’être unanime
L’initiative a donné lieu à un débat acharné entre partisans et opposants au retour de l’armée, qui avait fait face à de sévères critiques et d’intenses contestations pendant toute la période de transition qui avait été marquée de nombreuses violences.
Si les opposants du président Morsi sont d’accord sur son fiasco et sur la nécessité d’une Constitution consensuelle, puis de l’organisation d’élections législatives sous surveillance judiciaire transparente et entière, ils divergent sur les moyens d’y parvenir. Les partisans de l’armée disent ne plus reconnaître la légitimité d’un président qui a bafoué tous les principes de la démocratie et de l’Etat de droit. Et selon eux, l’armée est la seule institution de l’Etat qui a résisté à la frérisation.
« Que faut-il faire pour lutter contre un régime qui s’est tout permis contre ses opposants ? Chaque jour, des jeunes meurent, sont kidnappés et torturés, pour la simple raison qu’ils défendent leur liberté et leur droit de critiquer le régime. Si, sous Moubarak, on se plaignait de la brutalité de la police, maintenant, la situation est encore plus grave : les milices des Frères musulmans viennent prêter main forte à la police pour réprimer les manifestants pacifiques. Et au niveau politique, le régime de Morsi agit à l’israélienne, en imposant ses politiques et ses décisions pour ensuite appeler à des dialogues décoratifs. Il exerce la violence puis appelle les autres à la retenue. Si le peuple parie maintenant donc sur l’armée, c’est pour faire face au complot de la confrérie des Frères musulmans visant à kidnapper à jamais toute une patrie », explique Al-Badri Farghali, ancien député de Port-Saïd.
Ce raisonnement est partagé aussi par les opposants au retour de l’armée. Mais ceux-ci veulent que la solution vienne de la société civile. Cependant, Georges Ishaq, fondateur du mouvement Kéfaya et membre du FNS, explique que l’intervention des militaires dans les affaires politiques sera peut-être rendue inévitable par le despotisme des Frères : « La situation pourrait dégénérer au point où l’intervention des militaires sera une nécessité et non plus une alternative ».
Des initiatives révélatrices du contexte ambiant
Selon le politologue Moustapha Hégazi, ces procurations sont symboliques et révèlent l’impasse politique que traverse le pays. « L’exaspération populaire est à son comble. L’autorité ne riposte que par toujours plus de violence. Les canaux politiques restent complètement bloqués. Dans cette phase critique, l’armée est vue par certains comme une solution de salut, pour une société au bord d’une guerre civile ».
Néanmoins, Hégazi met en garde contre le fait que le meilleur moyen d’évincer un régime despotique n’est pas de le remplacer par un autre qui n’a jamais fait la démonstration qu’il pouvait être démocratique. « La dépression politique et économique ne doit pas mener la rue à se détacher du concept d’un Etat civil démocrate. C’est ce but qu’il faut atteindre coûte que coûte », souligne Hégazi.
La légitimité des procurations est elle-même en question. Abdel-Moneim Abdel-Maqsoud, avocat de la confrérie des Frères musulmans, qualifie la collecte des procurations en faveur de l’armée « d’absurdité juridique ».
Selon lui, « Morsi a accédé au pouvoir par les urnes et y restera jusqu’à la fin de son mandat. C’est la règle de la démocratie qu’omettent de mentionner les fauteurs de troubles ». Le magistrat Mohamad Hamed Al-Gamal, ancien président du Conseil de l’Etat, affirme : « L’affaire ne dépasse pas le niveau de la prise de position, ou d’une forme de contestation. Constitutionnellement, seules deux procédures sont valables : des élections présidentielles ou un coup militaire soutenu par le peuple. Et en ce cas, la Cour constitutionnelle doit l’approuver ».
Gamal Zahrane, politologue, pense, lui, qu’« il est trivial de parler de légalité, parce qu’il s’agit de l’acte révolutionnaire d’un peuple frustré. On ne peut donc parler que de légitimité révolutionnaire et pas d’une légalité quelconque. Sinon, on pourrait dire que la révolution du 25 janvier aussi était illégale ».
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