Décédé cette semaine à l’âge de 93 ans, Gamal Al-Banna, frère cadet du fondateur des Frères musulmans, a été un opposant farouche aux idées de ces derniers, en particulier celles promouvant la politisation de la religion. Né en 1920, dans un village du Delta du Nil, il a écrit et traduit plus de 150 livres, sa bibliothèque se compose de plus de 30 000 volumes tant sur la théorie islamique que sur l’histoire du monde.
Il était connu pour ses avis controversés et parfois choquants pour une société conservatrice. Il a été nourri aux sources de l’islam. Son père, horloger de métier, avait consacré quarante années de sa vie à recenser, classer et commenter près de 45 000 hadiths. Lorsque Gamal Al-Banna apprend la mort de son frère Hassan, en 1949, il était en prison, arrêté à la suite d’une vague de répression contre les Frères musulmans.
Mais, témoignait-il, « je n’ai jamais fait partie de cette organisation, mais comme j’avais fondé un petit groupe d’action politique, ils en ont profité pour me mettre à l’écart ». Son appartenance à une famille conservatrice et sa formation religieuse n’ont pas empêché Gamal de se démarquer de son frère et de prôner un islam progressiste. Il a, à titre d’exemple, critiqué le port du voile, affirmant que le foulard ne faisait pas partie des fondements de l’islam mais de la coutume. Parmi ses fatwas controversées figurent aussi le mariage des femmes sans témoin ni tuteur, le droit de la femme d’être imam aux prières si elle est plus savante qu’un imam homme, la nécessité de l’accord de la femme sur le divorce, ainsi que la liberté d’être apostat sans risquer la peine de mort.
Des avis religieux qu’il basait sur sa conviction que la réinterprétation du Coran doit se faire à la lumière du monde moderne pour répondre aux réalités contemporaines. L’essence de la croyance était, à son avis, la foi et non la forme, et c’est pourquoi il se battait pour réformer les concepts religieux, selon lui, rigides et ne convenant pas à l’évolution de la société. « L’islam d’aujourd’hui est arriéré de quatre siècles et il est urgent de le révolutionner », répétait-il souvent. Il reprochait aux islamistes de vouloir appliquer à la lettre une religion plus que millénaire, en s’appuyant notamment sur « les hadiths », dont des milliers ont été, selon lui, fabriqués au fil des siècles pour servir des intérêts religieux ou politiques. Al-Banna soumettait les institutions religieuses à la même critique. Ses avis lui ont valu des critiques acerbes et ont été brocardés comme « dérives intellectuelles » par certains oulémas et mouvements islamistes radicaux. Les idées audacieuses d’Al-Banna ont fait de certains de ses ouvrages l’objet d’une censure répétée de la part d’Al-Azhar, plus haute autorité de l’islam sunnite.
En 2000, au nom de la préservation de la tradition, son ouvrage La Responsabilité de l’échec des Etats islamiques a été saisi. Al-Banna répondait ainsi à ses détracteurs : « Pourquoi les cheikhs d’Al-Azhar accepteraient-ils de changer ? Ils jouissent d’une telle considération dans le monde arabe ! Mais ils ont oublié l’esprit de tolérance et de progrès qui a fondé l’islam. Ce genre d’attitude est à l’origine de la mauvaise image dont souffre notre religion en Occident ».
D’ailleurs, Gamal Al-Banna divergeait avec les Frères musulmans sur l’instauration d’un Etat religieux et sur leurs positions vis-à-vis des femmes, de la liberté d’opinion et des arts. « Ma formation religieuse ne m’a jamais empêché de m’ouvrir sur la culture occidentale et les sciences modernes. Et c’est là que réside la différence entre moi et mon frère Hassan qui s’est enfermé durant toute sa vie dans une vision étroite de l’islam », déclarait Al-Banna.
La religion est, selon lui, un message divin de civilisation et de progrès et non un instrument de manipulation politique. Son refus de l’Etat religieux était basé sur une connaissance en profondeur de l’islam, qui est, d’après lui, un ensemble de directives pour la vie en société et ne définit pas de régime politique à instaurer. Gamal Al-Banna fustigeait la confrérie des Frères musulmans, qui, selon lui, a été corrompue par l’exercice politique. Et c’est là que résidait le conflit intellectuel entre lui et les mouvements de l’islam politique. Dans son livre L’Islam est une religion et une nation et non une religion et un Etat, Gamal Al-Banna écrit que l’instrumentalisation de la religion porte atteinte à celle-ci, arguant que, même à l’époque du prophète Mohamad et de ses compagnons, l’Etat théocratique n’a jamais existé. Il évoque, en outre, dans ce livre les raisons de la faillite des expériences d’instauration d’Etats islamiques à notre époque.
Selon l’écrivain de gauche, Salah Eissa, la mort d’Al-Banna constitue une perte énorme pour l’Egypte. La perte d’un réformateur modéré prônant un islam capable de répondre aux exigences de notre temps. « Les tentatives en cours des courants islamistes radicaux luttant pour l’instauration d’un Etat religieux mettent en relief l’importance des idées de Gamal Al-Banna, penchant pour la modération, le rationalisme et la compréhension de l’essence des textes religieux et de leurs buts fondamentaux », regrette Eissa. Selon lui, Gamal Al-Banna a été un musulman libéral qui a voulu entamer une révolution de la compréhension des textes religieux et de leur pratique, mais qui s’est heurté à l’héritage rigide des oulémas qui voient toute rénovation comme une atteinte aux principes fondamentaux de l’islam. « Si les avis et les fatwas d’Al-Banna ont été rejetés par les radicaux, c’est parce que ces derniers ne saisissent pas le message et s’arrêtent à la lettre », poursuit Eissa. Une position partagée par le chercheur Ammar Ali Hassan, qui ajoute que les avis d’Al-Banna représentent le fruit de recherches approfondies des livres de fiqh (jurisprudence) et des hadiths, qui n’ont pas été assez exploitées ou ont été omises par d’autres oulémas et chercheurs qui se contentent de reproduire les idées héritées de leurs prédécesseurs.
C’est pourquoi Hassan refuse de qualifier les idées de Gamal Al-Banna de dérives. « Adepte d’un islam progressiste, il a étudié dans le moindre détail les livres de fiqh pour trouver des avis religieux convenant aux nouvelles conjonctures sociales et politiques. L’ijtihad (le raisonnement) était pour lui une porte fondamentale dont les mouvements islamistes ont manigancé la fermeture pour pouvoir leurrer les peuples au nom de la religion et pervertir leur foi afin de leur imposer leurs projets politiques », explique Hassan. Il ajoute que la défiguration des idées de Gamal Al- Banna par les Frères musulmans a été motivée en premier lieu par leurs ambitions politiques.
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