La police a pris d’assaut dimanche le siège du syndicat des Journalistes au Caire et procédé à l’arrestation de deux journalistes, Amr Badr et Mahmoud Al-Saqqa, faisant l’objet d’un mandat d’arrêt. Ils sont accusés d’avoir publié de fausses informations, de complot et d’incitation à la violence contre le pouvoir, dans le contexte des manifestations contre la rétrocession des îles de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite. Les deux hommes s’étaient réfugiés au syndicat après les manifestations du 25 avril. «
Il était 20h30. Une quarantaine de policiers armés ont fait irruption au sein du syndicat pour arrêter les deux journalistes qui observaient un sit-in. Ils ont agressé les employés de la sécurité et ont terrorisé les journalistes. C’est un acte sans précédent. Les locaux du syndicat des Journalistes n’ont jamais été pris d’assaut même sous les régimes les plus despotiques », dénonce Yéhia Qallach, président du syndicat. L’incident a provoqué un tollé dans le milieu de la presse. En guise de protestation, plusieurs dizaines de journalistes ont entamé lundi un sit-in ouvert sur le perron du syndicat. Ils réclament la démission du ministre de l’Intérieur, Magdi Abdel-Ghaffar. «
C’est un scandale », dénonce dans un communiqué le conseil du syndicat qui a décidé de tenir une assemblée générale ce mercredi. «
Cette politique aveugle mènera le pays au bord du gouffre. Nous réclamons la destitution du ministre de l’Intérieur qui a permis ce crime sans précédent. Défendre la liberté et la dignité de la presse est un combat que nous mènerons coûte que coûte », a déclaré Qallach qui demande au président Abdel-Fattah Al-Sissi d’intervenir.
Depuis le 25 avril, la tension était déjà vive entre le syndicat et le ministère de l’Intérieur. Le ministère avait déployé autour du syndicat un dispositif de sécurité draconien le 25 avril, jour de manifestation contre la rétrocession par le gouvernement des deux îles de Tiran et Sanafir à l’Arabie saoudite. Les abords du bâtiment avaient été occupés par les forces de l’ordre empêchant les manifestants de prendre la rue. Les forces de l’ordre avaient aussi procédé à l’arrestation d’une cinquantaine de journalistes, ce qui a amené le syndicat à déposer plainte contre le ministère de l’Intérieur.
Mandat d'arrêt
Pour le syndicat des Journalistes, l’entrée par effraction des forces de l’ordre au sein de l’établissement est « illégale ». Il se réfère aux articles 70 et 71 de la loi du syndicat stipulant que les locaux du syndicat ne peuvent en aucun cas être occupés, fouillés ou fermés que sur ordre du Parquet général et en présence du président du syndicat et d’un délégué du Parquet. Face à la grogne du syndicat, le porte-parole du ministère de l’Intérieur, le général Abou-Bakr Abdel-Karim, a nié que le syndicat ait été « pris par la force », affirmant que les forces de sécurité n’ont fait « qu’appliquer un mandat d’arrêt du Parquet général contre les deux journalistes ». « Nous avons tenté de nous coordonner avec le président du syndicat, mais celui-ci a tergiversé », ajoute Abdel-Karim. Le ton est vite monté entre le syndicat et la police. « Le syndicat n’est pas une zone de non-droit pour abriter des personnes recherchées par la justice et refuser de les livrer. L’article 144 du code pénal sanctionne toute personne qui cache ou abrite un accusé ou entrave son arrestation », affirme, pour sa part, l’ancien général de police, Farouk Al-Makrahi.
Plusieurs syndicats et partis politiques ont annoncé leur soutien au syndicat des Journalistes comme les ordres des Avocats, des Médecins et des Ingénieurs et les partis L’Egyptien démocrate, Al-Dostour, le Néo-Wafd, le parti salafiste Al-Nour, le Parti nassérien et le parti du Rassemblement. Dans un communiqué publié lundi, l’Union européenne qualifie l’entrée par effraction des forces de l’ordre au sein du syndicat des Journalistes de « développement inquiétant ». Pour sa part, le secrétaire général de l’Onu, Ban Ki-moon, a exprimé sa « vive inquiétude » face aux événements en Egypte.
Selon le journaliste et écrivain, Abdallah Al-Sennawy, ce coup de force contre le syndicat des Journalistes est « un crime politique dont les répercussions sont graves ». « C’est une décision stupide et un message négatif à l’étranger au moment où l’Egypte fait face à des critiques sur la question des libertés et des droits de l’homme », fustige Al-Sennawy. Et d’ajouter : « Le 3 mai, le monde a célébré la journée de la liberté de la presse et l’Egypte bafoue cette liberté. La politique est absente dans la gestion du pays. Aucun régime depuis la monarchie n’a commis un tel acte à l’égard du syndicat », s’indigne Al-Sennawy. Il estime que « les compromis politiques sont parfois plus importants que l’application de la loi. Il ne s’agit pas d’éléments terroristes, mais de journalistes militants. Le ministère de l’Intérieur devrait négocier avec le président du syndicat. C’est ce qui s’est passé sous Moubarak lorsque le journaliste Ibrahim Eissa a été condamné pour délit de publication et s’est réfugié au syndicat jusqu’à ce qu’il ait été gracié, et la même histoire s’est répétée avec le journaliste Waël Al-Ibrachi. Déjà les peines de prison dans les délits de publication contredisent la nouvelle Constitution. Au lieu d’abolir ces peines, on pourchasse les journalistes ? Il est clair que le régime ait perdu la boussole », regrette Al-Sennawy.
Depuis plusieurs années, le syndicat des Journalistes est utilisé comme tribune par différents groupes socioprofessionnels et des militants des libertés et des droits de l’homme. Cette « politisation » du syndicat est au centre d’un vif débat. « Depuis plusieurs années, le syndicat a dévié de son rôle syndical et s’est transformé en tribune politique. Je n’admets pas qu’un journaliste soit agressé, mais je refuse aussi que les escaliers du syndicat soient monopolisés par les manifestations anti-régime. Il est légitime d’organiser des sit-in pour contester une injustice, mais le syndicat ne doit pas non plus se transformer en refuge pour les personnes recherchées par la justice », lance l’ancien président du syndicat des Journalistes, l’écrivain Makram Mohamad Ahmad. « Est-ce le rôle du syndicat de prendre part aux conflits politiques ? », s’interroge-t-il. Selon lui, c’est cette instrumentalisation politique du syndicat qui a permis ces violations et ces abus.
Tribune pour défendre les libertés
Des arguments qui ne tiennent pas la route, selon Gamal Abdel-Réhim, membre du conseil du syndicat, qui nie l’emprise d’un quelconque courant politique sur le syndicat. « Le conseil du syndicat regroupe des journalistes affiliés à des médias officiels et d’autres à des médias privés, leurs appartenances politiques sont aussi diverses. Ce qu’ils ont en commun en revanche, c’est leur détermination à défendre leur métier. Le syndicat des Journalistes a toujours eu, depuis sa création en 1941, un rôle politique et patriotique. C’est une tribune pour défendre les libertés. C’est à partir du perron du syndicat que les révolutions du 25 janvier 2011 et du 30 juin 2013 ont été déclenchées », affirme Abdel-Réhim, qui dénonce une « tentative visant à dominer le syndicat et à neutraliser son rôle politique ». Selon Khaled Al-Balchi, membre du conseil du syndicat, les journalistes payent, depuis la révolution du 30 juin 2013, la facture des tensions politiques. « Le climat de liberté est en régression Les journalistes étaient agressés et arrêtés pendant qu’ils couvraient les manifestations du 25 avril alors qu’ils ne faisaient qu’exercer leur métier », affirme Al-Balchi. Ossama Dawood, membre du conseil du syndicat, enrichit : « Le syndicat ne cherche pas à faire des journalistes une catégorie à part ou leur octroyer des avantages dont ne profite pas le reste de la population. Quand un journaliste commet un crime, il doit être jugé, mais il ne faut pas le juger pour son métier ou ses positions politiques. Il doit aussi bénéficier d’une protection syndicale et juridique en exerçant son métier. Mais la situation actuelle rend le journaliste victime de tous genres d’abus et on lui interdit de pratiquer son métier », précise-t-il. A cet égard, il rappelle que selon un dernier rapport du syndicat en coopération avec 5 organisations de droits de l’homme, les journalistes ont été victimes de 782 violations au cours de l’année 2015 et de 126 au cours du premier quart de l’année 2016 : détentions, emprisonnements, agressions verbales et corporelles, menaces, confiscation des caméras et interdiction de couvrir les événements.
Cette « emprise » accrue de la sécurité sur la vie politique est aussi contestée par d’autres catégories socioprofessionnelles comme les avocats, les médecins, les ingénieurs et des partis politiques comme Al-Karama et L’Egyptien démocrate. « Le blocage des canaux de dialogue et la valorisation de la solution sécuritaire au détriment de celle politique ne feront qu’exacerber les tensions », estime Mohamad Aboul-Ghar du parti L’Egyptien démocrate.
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