Quelques jours à peine après l’agression de deux médecins par des agents de police dans un hôpital de Matariya au Caire, la police est à nouveau au coeur de la polémique. Le meurtre, jeudi 18 février, d’un chauffeur de microbus par un agent de police, dans le quartier d’Al-Darb Al-Ahmar, a soulevé une vague de colère et d’indignation. Le président Abdel-Fattah Al-Sissi a dû intervenir réclamant le durcissement des sanctions contre les policiers responsables d’exactions. «
Les pouvoirs accordés à la sécurité visent en premier lieu à protéger la vie, les propriétés et les intérêts des citoyens, et à rétablir l’ordre dans le cadre du respect mutuel », a indiqué le chef de l’Etat. «
Ces actes doivent cesser et les responsables doivent rendre des comptes ». Abdel-Fattah Al-Sissi a exigé de nouvelles législations qui «
réglementent l’action de la police dans les rues ». «
Ceux qui violent les droits des citoyens doivent rendre des comptes à la justice », a-t-il dit, affirmant qu’une loi sera présentée au parlement dans un délai de 15 jours.
Tout avait commencé jeudi soir par une altercation entre un jeune chauffeur de microbus et un agent de police. Selon des témoins, ce dernier aurait refusé de payer la somme réclamée par le chauffeur et l’aurait menacé et insulté avant de lui tirer une balle dans la tête. Indignés, des proches de la victime et des habitants du quartier se sont rassemblés devant le directorat de la police du Caire scandant des slogans hostiles au ministère de l’Intérieur. « Un chien a plus de valeur qu’un citoyen égyptien. Je veux justice et vengeance pour mon fils. Nous n’accepterons pas le retour à la répression. J’appelle le président Sissi à nous faire justice », réclame le père de la victime, furieux. Sur les réseaux sociaux, les critiques vont bon train, imputant au gouvernement la responsabilité de la multiplication des bavures policières. Quelques heures après l’incident, le ministère de l’Intérieur annonçait l’arrestation de l’agent de police. Dans un communiqué, le ministère affirme qu’il s’agit « d’un acte individuel » et que « ceux qui commettent de tels actes seront punis en vertu de la loi ». Tandis que le policier coupable a été déféré à la justice sur ordre du Parquet, les responsables du ministère de l’Intérieur multiplient les déclarations. « Ces dérives sont inacceptables. Elles défigurent les efforts et les sacrifices du ministère chargé d’appliquer la loi. Celui qui commet de tels actes n’a pas sa place au ministère », a affirmé le général Abou-Bakr, assistant du ministre de l’Intérieur. Et d’ajouter que le ministère « ne protège pas les policiers qui commettent des abus ». « La politique sécuritaire a changé depuis la révolution de 2011. Nous ne cherchons pas à rétablir l’Etat policier comme prétendent certains. Nous ne permettrons pas à une minorité irresponsable d’agents de police d’envenimer notre relation avec les citoyens », a déclaré le général Abou-Bakr. Pour sa part, le ministre de l'Intérieur, Magdi Abdel-Ghaffar, a reçu le père de la victime d'Al-Darb Al-Ahmar et lui a présenté ses condoléances.
La polémique enfle
Tandis que la polémique enflait, le Conseil des députés tenait dimanche une séance extraordinaire pour discuter d’un éventuel amendement des lois sur la police. Et, voulant sans doute contenir la polémique, les autorités ont procédé dimanche à l’arrestation de 7 agents de police qui devaient participer à un programme sur la chaîne satellitaire privée Dream, déclenchant ainsi la colère des agents. Dimanche, ces derniers ont manifesté contre ce qu’ils appellent « l’intransigeance injustifiée » du ministère de l’Intérieur » et « sa volonté de faire porter aux agents tous les péchés de la police ». Les agents, qui ont condamné dans un communiqué l’incident d’Al-Darb Al-Ahmar, le décrivant comme « un acte individuel », ont coupé pendant plusieurs heures la route d’Al-Wahat à la cité du 6 Octobre. La crise a pris une autre dimension lorsque le ministère de l’Intérieur a averti les agents de police qu’ils seraient soumis à la loi sur les manifestations (Ndlr : celle-ci interdit toute manifestation sans autorisation préalable des autorités).
L’Egypte compte 300 000 agents de police. Ce secteur est un véritable casse-tête pour le ministère de l’Intérieur depuis la révolution de 2011. Les agents ont manifesté à plusieurs reprises et sont entrés en grève, revendiquant notamment des améliorations de salaires et de meilleures conditions de travail. Pour éviter une escalade, l’ancien ministre de l’Intérieur, Mahmoud Wagdi, avait accordé des avantages aux agents de police. Il avait notamment annulé les jugements militaires pour les agents coupables d’exactions, et augmenté les salaires. En octobre 2013, les agents s’étaient mis en grève pour exiger qu’ils soient armés. Là aussi, l’ancien ministre de l’Intérieur, Mohamad Ibrahim, avait cédé à leurs demandes et leur a permis de porter des armes. Des concessions qui, selon l’ancien général de police Magdi Bassiouni, ont débouché sur ce chaos auquel nous assistons aujourd’hui. « L’annulation des jugements militaires pour les agents de police a été une erreur. En l’absence d’un système de sanctions administratives dissuasif, les agents de police se sont retrouvés en position de force », explique Bassiouni. Et d’ajouter : « Donner de larges pouvoirs à des personnes de formation et de culture médiocres est certes une erreur. Les agents de police sont admis au sein de la police avec le certificat d’études préparatoires et font 3 ans d’études avant de prendre leurs fonctions. Ceux qui ont le baccalauréat font des études d’un an et demi. C’est vrai que la police a besoin de plus de personnel pour affronter les défis du terrorisme et de la hausse de la criminalité. Mais à mon avis, une formation de qualité est plus importante que le nombre ».
Restructurer la police
Pour Samir Ghattas, député et président du Forum du Moyen-Orient pour les études politiques et stratégiques, le crime d’Al-Darb Al-Ahmar n’est pas un acte individuel comme l’affirme le ministère de l’Intérieur. « Les abus policiers sont devenus un phénomène en Egypte et ils ne concernent pas seulement les agents de police, car des officiers sont impliqués aussi ». C’est le cas par exemple de l’affaire Chaïmaa Al-Sabbagh, où un officier de police est accusé d’avoir tué cette militante de gauche, alors qu’elle se trouvait au centre-ville pour commémorer la révolution de janvier. Ghattas ajoute : « Il faut avouer qu’il existe un véritable problème au sein de l’appareil de police. Il faut restructurer le ministère de l’Intérieur, traduire en justice les responsables et imposer le respect des droits de l’homme si on ne veut pas se retrouver à nouveau face à la colère de la rue. C’est tout un pays qui est menacé et pas seulement la police ».
Ancien assistant du ministre de l’Intérieur, le général Mohamad Noureddine, insiste, lui, sur le fait que ces abus policiers « ne sont pas systématiques ». « Le ministère de l’Intérieur n’a jamais cherché à cacher ces dérives et n’a jamais hésité à présenter les policiers impliqués dans des actes de tortures ou dans des meurtres à la justice. Ces dérives individuelles ne doivent pas être utilisées pour déformer et surtout affaiblir l’institution policière nationale qui se bat pour défendre la patrie contre le terrorisme », défend Noureddine. Il met en garde contre un complot visant à saper la relation entre la police et le peuple mais aussi entre les officiers et les agents de police. « Les Frères musulmans vont chercher à exploiter cet incident pour entraîner la chute de l’appareil de la sécurité et faire tomber le pays dans le chaos. Il ne faut pas amplifier les choses. Par la loi et le durcissement des sanctions on peut rectifier les erreurs », ajoute-t-il.
Le ministre des Affaires parlementaires, Magdi Al-Agati, a exclu cette semaine le rétablissement des jugements militaires pour les agents de police coupables d’exactions. « La Haute Cour constitutionnelle avait affirmé l'inconstitutionnalité de juger les agents de police devant les tribunaux militaires vu qu’ils dépendent d’un organisme civil. Il est question seulement de durcir les sanctions dans le respect de la Constitution », a affirmé le ministre. Certains ont proposé de retirer les armes aux agents de police, mais Noureddine ne penche pas pour cette solution qui « les rendra une cible facile pour les terroristes ».
Retour à la brutalité ?
Le crime d’Al-Darb Al-Ahmar a soulevé une importante vague d’indignation, mais c’est surtout sa signification après deux révolutions qui retient l’attention. La révolution du 25 janvier a été déclenchée suite au meurtre d’un jeune homme, Khaled Saïd, par deux policiers. Selon de nombreuses ONG de défense des droits de l’homme, les abus policiers sont en augmentation depuis l’avènement de la vague terroriste. Selon le centre Al-Nadeem pour la réadaptation des victimes de la violence, il y a eu, entre juin 2014 et juin 2015, 289 cas de tortures, 272 décès, 97 cas de négligence médicale, et 16 cas d’agression sexuelle dans les lieux de détention. Le spectre d’un retour à la brutalité policière inquiète. Selon Ahmad Fawzi, du parti de l’Egyptien démocrate, la balle est maintenant dans le camp du président de la République. « Il appartient au président de confirmer à l’opinion publique sa volonté d’instaurer un Etat de droit. Ces abus nuiraient à n’importe quel régime. L’Etat doit y faire face pour préserver sa crédibilité. Les gens risquent de perdre confiance en la capacité de la loi à leur rendre justice. C’est un indice alarmant », prévient Fawzi. Nasser Amin, avocat des droits de l’homme, estime que le concept même de la sécurité en Egypte doit changer. « Ce concept a toujours été basé sur la sécurité du pouvoir et non pas la sécurité générale. La réforme de la police est sur la table depuis 2011, mais 6 ministres de l’Intérieur se sont succédé depuis et rien n’a été fait, car la volonté politique fait défaut. L’impunité des policiers impliqués dans les actes de tortures favorise certes la multiplication des bavures policières », conclut Amin;
Lien court: