Attentat terroriste ou accident ?
Tandis que l’enquête sur les causes de la catastrophe aérienne qui a fait 224 morts (217 passagers et 7 membres d’équipage) samedi dernier dans le Sinaï, se poursuit, les premiers corps des victimes du crash ont été rapatriés lundi à Saint-Pétersbourg. L’appareil, un Airbus A321 de la compagnie Kogalymavia (plus connue sous le nom de Metrojet), une compagnie charter russe reliant Charm Al-Cheikh à Saint-Pétersbourg, s’était écrasé 23 minutes après son décollage de Charm Al-Cheikh, après avoir perdu tout contact avec les autorités de l’aviation civile, alors qu’il volait à 30 000 pieds d’altitude. Dix-sept enfants se trouvaient à bord et les occupants étaient tous Russes à l’exception de 3 Ukrainiens.
Les débris de l’appareil ont été localisés aussitôt après le crash dans la province du Nord-Sinaï, mais aucun des 224 passagers se trouvant à bord de l’avion n’a survécu au drame. Quelques heures après le crash, le ministre russe des Situations d’urgence, Vladimir Poutchov, est arrivé en Egypte. Une enquête criminelle a été ouverte pour déterminer s’il y a eu négligence ou échec dans le respect des procédures à accomplir avant le décollage. Tandis que des enquêteurs égyptiens et russes sont arrivés dans le Sinaï le jour du drame, des enquêteurs de France et d’Allemagne sont arrivés dimanche en Egypte, une procédure habituelle pour tous les incidents impliquant un Airbus, les deux pays étant les principaux membres du consortium européen qui le construit. Les boîtes noires de l’appareil, retrouvées sur le lieu du crash, sont en cours d’examen au laboratoire du ministère de l’Aviation civile. Le président Abdel-Fattah Al-Sissi a prévenu que l’enquête pourrait « prendre des mois ».
Plusieurs compagnies aériennes, dont Air France, Lufthansa, et Emirates ont annoncé qu’elles ne survoleraient plus le Sinaï jusqu’à nouvel ordre, par mesure de sécurité, et dans l’attente des résultats de l’enquête.
Moteur contrôlé
Des experts russes examinent les débris de l'avion quelques heures après le crash.
Les autorités égyptiennes et russes ne sont pas, pour le moment, en mesure de se prononcer sur les causes du crash. L’hypothèse d’un attentat terroriste n’est pas exclue, surtout après la revendication de la branche du groupe djihadiste Etat islamique (EI), qui a annoncé, samedi, avoir « détruit l’avion en représailles aux bombardements russes en Syrie ». Lors d’une conférence de presse, lundi à Moscou, la compagnie Kogalymavia a exclu l’hypothèse d’une défaillance humaine ou technique sur l’appareil. « Les données du crash montrent que l’appareil a explosé en vol. L’appareil ne volait plus, il tombait. Or, cette explosion ne peut pas être due à une défaillance technique. Ce sont assurément des facteurs externes qui ont provoqué la chute de l’avion », a indiqué le représentant de la compagnie. Un haut responsable de la compagnie a affirmé que l’avion « a passé toutes les vérifications nécessaires ». Selon lui, le moteur a été contrôlé le 26 octobre et aucun problème n’a été détecté. « Avant de tomber, l’A321 a été sans doute endommagé, ce qui l’a empêché de continuer le vol. Et il semblerait que c’était lors de cette situation désespérée que l’équipe a totalement perdu le contrôle de l’appareil. C’est comme ça qu’on peut expliquer l’absence de tout signal de détresse », a fait savoir Andreï Averianov, le directeur-adjoint chargé des questions techniques de la compagnie.
Beaucoup d’experts, cependant, écartent l’hypothèse de l’attentat. Un responsable de l’Organisme de l’aviation civile, ayant requis l’anonymat, a affirmé à l’Hebdo que la compagnie cherche seulement à protéger sa réputation et craint de devoir verser des indemnités aux familles des victimes. « Dans 90 % des cas, il est impossible de déterminer de manière aussi catégorique la cause d’un accident aérien. Dans la majorité des cas, les rapports d’enquête utilisent des termes comme « nous pensons que » ou « il est probable que ». Ce fut le cas par exemple dans le rapport américain sur le crash de l’avion d’EgyptAir au large de l’Atlantique en 1999 », explique le responsable. Et d’ajouter : « En dépit de cela, la première lecture de l’accident semble écarter la piste d’un acte terroriste. S’il y avait eu explosion en vol, il aurait été impossible de retrouver les corps des passagers intacts. Or, les corps ont été retrouvés et rapatriés en Russie. De même, les débris de l’avion et les boîtes noires ont été trouvés dans un périmètre de quelques centaines de mètres. Or, s’il y avait eu explosion, ce périmètre aurait été de plusieurs kilomètres ou plusieurs dizaines de kilomètres. De toute manière, l’analyse des boîtes noires en dira plus sur les circonstances de ce drame. Celles-ci contiennent les enregistrements des conversations dans le cockpit, celles entre les pilotes et la tour de contrôle, et celles entre les membres d’équipage et les passagers », affirme le responsable. Pour lui, il faut attendre l’analyse des boîtes noires avant de faire des conclusions.
L’Egypte a déjà connu plusieurs drames aériens. Le plus célèbre est celui d’un Boeing de la compagne nationale EgyptAir qui s’est abîmé dans l’océan Atlantique le 31 octobre 1999 au large des côtes américaines. A l’époque, les enquêteurs américains et égyptiens avaient développé 2 thèses différentes sur le crash, l’une privilégiant une défaillance technique, l’autre un acte délibéré de la part du copilote. Le 3 janvier 2004, un avion de la compagnie Flash Airlines s’abîmait en mer Rouge au large de Charm Al-Cheikh avec 148 personnes à bord. Les raisons de ce drame n’ont jamais été totalement élucidées.
Descente rapide et infernale
Ancien chef de l’Association des pilotes de ligne, Ahmad Younès, pense, lui aussi, qu’une défaillance technique est a priori la cause de l’accident. « Visiblement, le pilote a perdu le contrôle de l’appareil, mais il est peu probable que cela soit dû à une panne des moteurs, car en cas de panne de moteur, l’avion continue à planer s’il vole à grande vitesse. Il ne se précipite pas vers le sol. Les pilotes ont alors le temps d’envoyer un signal de détresse », assure Younès. Il affirme qu’une défaillance au niveau du gouvernail ou des ailes peut précipiter l’appareil dans une descente rapide et infernale vers le sol et, dans ce cas, les pilotes ne peuvent rien faire et n’ont même pas le temps d’envoyer un signal de détresse. « Les débris de l’avion semblent montrer que l’accident est dû à une défaillance technique ou à une erreur humaine », conclut Younès.
Talaat Moussa, expert militaire et conseiller à l’Académie Nasser, analyse le crash sous un autre angle. Selon lui, il est très peu probable que l’avion ait été touché par un missile tiré par des groupes terroristes dans le Sinaï. « D’abord et contrairement à ce qu’ont répété certains médias, l’appareil ne se trouvait pas dans la zone des combats entre l’armée et les djihadistes dans le Sinaï. Ensuite, pour atteindre un avion à une altitude de 10 km environ, il faut des équipements sophistiqués. Or, les groupes terroristes qui opèrent dans le Sinaï ne possèdent pas ce genre d’équipements lourds, difficiles à manier, et qui nécessitent des radars et des stands de tir. La revendication de l’Etat islamique a eu lieu à des fins de propagande. Si c’est vraiment lui qui a abattu cet avion russe, pourquoi n’a-t-il pas abattu les chasseurs F16 qui continuent à le frapper dans le Sinaï ? Ces groupes ne possèdent que de lance-missiles portatifs dont la portée ne dépasse pas les 2 km, parce qu’ils sont légers et faciles à cacher », analyse Moussa, qui privilégie, lui aussi, la piste de la défaillance technique. « Si l’avion avait été frappé par un missile, il aurait explosé en vol et il aurait été impossible de retrouver les corps des victimes intacts », affirme-t-il aussi. Même son de cloche pour Hicham Al-Halabi, pilote de chasse. « Les missiles de défense antiaériens ont une portée maximum de 5 ou 6 km, et les missiles Scud ne sont pas conçus pour être tirés sur des avions », explique Al-Halabi. Pour lui, il est encore très tôt pour tirer des conclusions sur le crash.
L’enquête doit travailler dans 3 directions : la boîte noire de l’avion, les débris, et les données techniques de l’avion et des passagers. « La commission d’enquête est la seule qui a l’expérience technique nécessaire pour tirer des conclusions », lâche Al-Halabi. L’analyse complète des 2 boîtes noires de l’appareil prendra un à deux ans. « Une défaillance technique soudaine est probablement derrière cet accident, mais là encore, restons prudents et attendons les résultats de l’enquête », conclut Al-Halabi.
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