Le Yémen concentre à lui seul toutes les contradictions mortelles du monde arabe actuel. Et il faut s’armer d’une grande patience pour dénouer l’énigme de ce qui s’y passe, surtout après l’opération tempête sous la houlette de l’Arabie saoudite. En fait, cette énigme n’en est pas une, c’est juste un remake des alliances et dé-alliances qui ont fait et font l’histoire moderne de la région arabe. Or, la seule différence est que le Yémen offre un concentré de la crise qui s’étend depuis l’invasion de l’Iraq au Koweït, soldée des années après par la chute de Bagdad.
Qui est ami et qui est ennemi ?
« En premier lieu, tout le monde sait que Riyad a de tout temps offert une couverture politique qui avait ses origines tribales à Ali Saleh depuis qu’il a été déchu du pouvoir et que c’est lui qui a tourné le dos à ce principal allié en allant naviguer dans les eaux des Houthis et leur a permis d’entrer à Aden et Teaz presque sans combat. Il est vrai que l’Iran a soutenu ses alliés au Yémen en armes, argent et entraînement, mais les premières infiltrations ont eu lieu localement. Le roi Abdallah Abdel-Aziz, ex-roi de l’Arabie saoudite, a opté pour la politique de laisser les Houthis faire la sale besogne contre Al-Qaëda et les islamistes en général, croyant que l’infiltration iranienne au Yémen est moins dangereuse que celle des islamistes. Option acceptée par Washington, ses drones frappaient Al-Qaëda au Yémen et son silence face à l’avancée des Houthis adoucissait le climat des négociations autour du programme nucléaire iranien », écrit Sobhi Hadidi, chercheur et professeur syrien résidant en France dans le journal Al-Qods Al-Arabi paraissant à Londres. Dans Al-Masri Al-Youm, Anouar Al-Hawari relève d’autres contradictions. « La communauté internationale a applaudi la tempête saoudienne au Yémen et celle-là même a très mal accueilli la frappe symbolique égyptienne contre Daech en Libye. Les Etats-Unis qui ont donné le feu vert à la tempête, sont restés neutres durant toute la période où les Houthis envahissaient le nord et le sud du Yémen. La communauté internationale n’a fermé ses ambassades et retiré son personnel que quelques jours avant la guerre. Les Etats-Unis qui nous donnent le feu vert pour affronter par procuration l’Iran sont les Etats-Unis qui collaborent avec l’Iran en Afghanistan et en Iraq ».
Les Houthis, le paradoxe dans le paradoxe ?
« Une décade après la rébellion houthie en 2004 a suffi pour transformer ce groupe formé de seulement quelques éléments dans le cadre du « Forum des jeunes croyants » en un groupe avec lequel il faut compter. Ce Forum a été créé en 1990 avec pour agenda l’enseignement au niveau local de la charia zaydite et l’organisation de manifestations pacifiques contre les Etats-Unis et Israël. On l’appelle désormais « le mouvement des Alliés de Dieu » (haraket ansar Allah) et il est fort de centaines de milliers de combattants avec des agendas de renversement du pouvoir et d’invasion confessionnelle qui dépasse les frontières du Yémen. Et le chef du mouvement Abdel-Malek Al-Houthi est vu comme le roi de la péninsule arabique », explique Sobhi Hadidi. Cette rébellion de 1990 a été à l’époque exploitée non pas par les Iraniens, mais par Ali Saleh pour casser ses opposants dans le sud du Yémen. La confession zaydite, fondée par Zayd bin Ali bin Hussein bin Abi-Taleb (695-740), est paradoxalement la plus proche des confessions chiites que du sunnisme. Et est connue pour sa modération. Elle s’est concentrée dans le Yémen et repose sur le pouvoir de l’imam. Les racines du conflit avec les Houthis ont trait justement à l’idée de la réactivation de l’imamat d’une manière ou d’une autre. « Les Houthis zaydites jusqu’à il y a quelques années étaient en total désaccord avec la confession djaffarite (Iran). Mais soudainement, ils sont devenus des pantins aux mains des ayatollahs iraniens », note Al-Hawari.
Pour sa part, Amr ElShobaki ajoute dans Al-Masri Al-Youm : « Le paradoxe actuel est que les Houthis scandent des slogans révolutionnaires et, en même temps, s’allient avec celui que le peuple yéménite a honni, Ali Abdallah Saleh ».
Vers une guerre sunnite-chiite élargie ?
« Le scénario catastrophe est que toute la région arabe et islamique sombre après la guerre au Yémen dans un conflit sunnite-chiite élargi, qui ne profitera qu’à Israël et aux ennemis de la nation arabe », écrit Emadeddine Hussein dans le quotidien Al-Shorouk. Et d’ajouter : « Vous pouvez demander : ce n’est pas déjà le cas avec ses poches de conflit ici et là en Iraq, Syrie et au Liban ? Mais ce qui se passe au Yémen augure d’une division confessionnelle jamais connue qui pourrait durer des décades. Les sunnites et les chiites vivent ensemble depuis 1400 ans et on ne peut s’imaginer qu’une faction liquidera l’autre. Pourquoi alors certains s’imaginent-ils qu’ils peuvent éliminer les autres ?».
Réponse de l’écrivain Soliman Abdel-Moneim dans le quotidien Al-Ahram : « Les Américains ont tout intérêt à nous diriger vers ce piège. Et toutes les parties qui sont entrées dans le cercle de cette guerre sont apparemment poussées par des objectifs qui vont de l’affirmation de sa présence au paiement de la facture à certains membres moteurs de l’action, en passant par la diversion face à certains problèmes intérieurs ».
Et pourtant…
« Nous devons nous rappeler que les Egyptiens sunnites et la majorité des sunnites arabes ont brandi les affiches du Hezbollah et de son chef Hassan Nasrallah durant l’agression israélienne contre le Sud-Liban en 2006. Le même parti qui a ensuite pris le parti de Bachar Al-Assad et de Nouri Al-Maliki en Iraq, a été vite taxé par tous comme un parti confessionnel », fait rappeler Emadeddine Hussein. Alors que Anouar Al-Hawari relève : « Nous n’avons aucun intérêt, en tant qu’Arabes, dans une guerre entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Les frères en Arabie saoudite connaissent le Yémen mieux que les Yéménites eux-mêmes. Ils y ont une longue histoire avec les protagonistes yéménites, soit par le financement, par l’armement par les services d’espionnage, par les pots-de-vin à ceux qui le veulent bien, par l’exploitation de la fibre tribale ou confessionnelle. Les frères saoudiens ont déjà usé de cette arme destructrice dans la plus terrible des guerres par procuration contre les forces égyptiennes qui sont parties soutenir la révolution yéménite dans les années soixante du XXe siècle ».
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