Al-Ahram Hebdo : Nous considérons l’an 2022 le summum d’un monde qui change, notamment après l’élan numérique ces dernières années et le Metaverse qui arrive à grands pas. Qu’en pensez-vous ?
Nadine Abdallah : Nous sommes en route vers une nouvelle phase au niveau de l’accélération de la numérisation sur tous les niveaux, qui est certes plus manifeste qu’avant. Mais ni les traits de cette phase ne sont encore bien distincts, ni ses retombées sur les nouvelles générations ne sont claires. Il existe des études sur la génération Z par exemple, mais je pense qu’elles ne sont pas suffisantes. Il existe par contre, aujourd’hui, des « trends » qui rappellent ceux des années 1960 en Occident. Là où le régime capitaliste s’est imposé d’une manière forte et contre lequel ont émergé des puissances sociales qui le refusent. Ces groupements sociaux étaient contre la classification et l’autorité que le capitalisme renforce et qui se range contre l’environnement, contre les droits de tout individu. Comme les hippies, ceux-ci ont revendiqué de nouvelles valeurs, entre autres une vie de meilleure qualité, une vie plus libre. Le capitalisme s’est avéré pour eux un pouvoir étouffant qui manipule la façon de s’habiller, le système de travail, sa hiérarchie, etc. Et tout cela était pour eux inacceptable.
— Quels sont les « trends » ou tendances que vous observez aujourd’hui et quelles sont leurs caractéristiques ?
— Je trouve des trends pareils à ceux des années 1960, comme ceux qui en ont marre de la vie du Caire, se sentent le besoin d’une qualité de vie différente, des espaces de verdure, une vie plus proche de la nature et un système de nourriture saine. Ils refusent le système patriarcal, le choix du partenaire, le modèle de piété offert par la société. Ils créent des start-up avec des modèles de travail ayant moins de hiérarchies, plus de contribution et qui se placent à l’opposé du mainstream.
Ces mouvements qui se sont épanouis en Occident (les Verts, les féministes) restent des tendances en marge de la société, et non pas d’importants courants. Mais ils ont pu influencer la société en l’obligeant à l’accepter ; la société change et devient plus ouverte. La question demeure si ces tendances, groupements parmi les jeunes, peuvent faire pression sur la société et la rendre plus accueillante des valeurs différentes.
— En tant que sociologue, pensez-vous que plonger dans l’univers numérique, l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux aide à rapprocher les gens ou à les séparer davantage ?
— La réponse classique : la technologie n’est qu’un outil et ce qui importe, c’est comment on l’utilise. Il est vrai qu’il existe le côté de rapprocher les distances, communiquer avec le monde extérieur, l’amitié et le fait de connecter avec ses amis lointains beaucoup mieux que ceux partageant le même espace. Facebook et tout le réel virtuel ont créé cette situation. Mais cela a créé une sorte d’isolement en passant son temps devant les écrans. L’idée, c’est comment avoir affaire au monde virtuel d’une manière raisonnable. Les développeurs du monde numérique aident à créer ou à renforcer des illusions de pouvoir et de leadership, car le nombre de followers n’est pas nécessairement un signe qu’on est chef de file dans le monde réel. Cela satisfait, chez certains, le sentiment d’acceptation sociale ; l’utilisateur se trouvera avec une large popularité composée de ses pairs, des gens qui lui sont presque identiques, mais ne pourra pas constater le reste des individus différents.
Sur le plan politique, il est facile de constater que les réseaux sociaux aident à la concentration des gens sur une cause, quelque chose qu’ils déplorent que ce soit au niveau local ou global. Par exemple, les mouvements anticapitalistes qui constituent une résistance d’en bas. Pourtant, et en contrepartie, les algorithmes de Facebook exposent les utilisateurs à des contenus conformes à leurs idées (si vous êtes intéressés par une idée politique particulière ou par le shopping et par le marketing, vous serez donc entourés par vos semblables). Facebook et compagnie programment la polarisation sur un sujet, mais ne facilitent pas le consensus : des individus de tendances et idéologies différentes seront éloignés dans des groupements isolés et n’arriveront jamais au consensus.
— L’expérience du Covid-19 a certes accéléré la familiarisation au monde virtuel, avec le pour et le contre. Comment l’évaluez-vous au niveau de l’enseignement, du développement des nouvelles générations ou du fossé numérique qui pourrait exister ?
— Sur le plan de la recherche dans les sciences sociales, un élan s’opère d’une manière quantitative (les recherches, les zoom-classes, les zoom-meetings, les conférences virtuelles), mais cela n’a pas mené nécessairement à un élan qualitatif. Parce que le networking repose essentiellement sur les coulisses de toute conférence, l’interaction des individus à travers les discussions, ainsi que le face-à-face qui engendre des relations humaines et des idées créatrices, ce qui n’est pas évident à travers le virtuel. Sur le plan de l’enseignement, le online s’est intégré subitement avec une tentative sincère de l’appliquer dans les meilleures conditions. Mais cette accélération à intégrer le monde numérique n’a pas été accompagnée par une amélioration de la qualité des méthodes d’enseignement qui ne se sont pas développées. La numérisation de l’enseignement exige la création d’un système technologique complet qui n’est pas basé sur une partie numérique développée et une autre ancienne et désuète.
— Pensez-vous qu’il existe donc un fossé numérique ?
— Sans doute, la fracture numérique (Digital Divide) a fait une fissure entre les institutions connectées, les gens qui ont les capacités et les moyens technologiques, d’un côté, et les organismes et individus qui n’ont les moyens ni de se développer, ni d’accéder à cet univers numérique, d’un autre côté. J’avais publié un article dans Al-Masry Al-Youm sur les étudiants et l’enseignement électronique qui a atteint le plus grand reach le jour même ; cet intérêt est très significatif. J’y ai souligné qu’avec l’application du système numérique dans l’enseignement, tout le monde a pensé que la nouvelle génération, « Z » incluse, allait être positive à ce progrès, mais c’était un leurre localement et au niveau mondial. Des statistiques réalisées par l’Union européenne des étudiants certifient que les étudiants n’étaient pas satisfaits par ce type d’apprentissage, qui provoque l’ennui, la dépression et le désordre mental. Une sorte d’enseignement qui les prive de mener une vie normale ; c’est une vie vidée de l’interaction humaine directe.
— Mais pour cette génération, l’interaction avait lieu via les réseaux sociaux bien avant le covid-19, ne pensez-vous pas ?
— L’enseignement dans les sciences sociales possède une double fonction manifeste et latente. La première garantit la socialisation, l’interaction de l’étudiant avec le professeur comme avec ses semblables, ainsi que la construction de cercles de connaissances et d’équipes de travail. Tandis qu’en même temps, la fonction latente s’opère, c’est celle qui marque ses tréfonds. En construisant des cercles sociaux, l’étudiant devient plus actif, plus créatif, rencontre son/sa partenaire de vie, etc. L’application Zoom tue ce côté latent et l’on assiste à de nombreux étudiants qui ont souffert de l’isolement pendant l’année académique. Du côté de l’enseignant, il lui manquait l’énergie transmise par l’étudiant et qui permet de parachever l’activité de l’apprentissage.
— Comment surmonter ces lacunes, si nous serons obligés à continuer davantage dans la numérisation, voire le virtuel ?
— Je pense qu’il pourrait se trouver dans l’avenir une idée qui repose sur le jumelage entre le face-à-face et le virtuel, une éducation mélangée. Celle-ci permettra à l’étudiant plus de convenance, de flexibilité et plus de contrôle sur le temps et la vitesse de l’apprentissage. Mais dans tous les cas, on ne peut pas sacrifier le face-à-face et la relation humaine directe pour arriver à un système d’éducation développé. Actuellement, nous sommes en pleine satisfaction de la transition numérique, mais rien ne nous confirme, mondialement, que ce sera l’unique modèle.
Nadine Abdallah
est professeure assistant de sociologie à l’Université américaine. Ses recherches se focalisent sur les mouvements sociaux et les relations Etat-société vers le processus de la démocratie dans le Moyen-Orient, le Nord de l’Afrique et en particulier l’Egypte.
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