Widad a dit :
Je prie pour que nous soyons à bord d’un lit
On monte en altitude, puis on descend très bas
Appel de Widad de sa studette des quartiers-est de Berlin.
Et moi, pendant ce temps, je me trouve ici englué au fond de la nuit de Londres.
La tempête est sur le point de s’évanouir
Le vent allait se calmer
Plus de tonnerre
Et il n’y aura plus de pluie …
Londres, 25-09-2013
Graffiti de Mohamad Mahmoud. Photo : Tara Tadros-Whitehill.
Tout est à revoir
Mon séjour en terre londonienne ressemble au séjour de Jésus parmi les juifs.
Je ne veux pas désigner ici les Anglais
Dieu seul sait s’ils m’ont bien nourri
Et m’ont accordé sécurité et confiance
Faut-il donc se dire comment y garder une place sur la voie droite comme l’était Jésus parmi les juifs ?
Dois-je dire la vérité ?
La vérité ?
…
Je n’ai jamais vu de gens mauvais comme mon propre peuple
(Je veux dire par là la population d’Iraqiens à Londres)
Maintenant
Ai-je tout affiché ?
Qu’on se le dise ! Que les présents aillent l’annoncer aux absents !
Maintenant, je suis libre …
Mon séjour ne va plus rappeler la demeure du Messie parmi les juifs,
Libre !
Loin de l’Iraq lointain, qui subit le malheur d’être gouverné par des singes !
Londres, 19-09-2013
Trois poèmes
Fidélité retrouvée
Oui ! Tu l’as aimée …
Cinquante ans que tu te languis de son absence
Tu te souviens du train qui mena votre amour passionné dans la nuit,
Seule femme affectueusement aimée,
Même si tu as déjà vécu avec sept femmes extraordinaires.
Tu restes conscient, comme si elle était la seule que tu aies embrassée !
Elle a laissé un goût tyrannique sur les lèvres de ta bouche.
Tu avais fait saigner l’ouverture naissante de la souplesse des chairs.
Où vas-tu avec toutes ces roses ?
Rien n’est fané ici
Et rien n’est flétri, là.
On dirait que le train poursuit encore son voyage de Bagdad pendant la nuit
Vers les palmeraies du sud
A toute allure
Comme l’eau coule limpide transparente des sources divines.
Ce train vous portait et appartenait aux chemins étroits
Le train aux voitures-lits et couchettes étroites
Comme la chambre des enfants
Le train te portera un jour qui sait de Bassora à Bagdad
Les mains enchaînées.
Tu as tant essayé d’amadouer l’indicateur de la police qui vous surveillait !
Tu étais si jeune encore !
Oui ! Tu l’as aimée !
C’était une fille dont le goût était aussi bon que la levée de la pâte.
Elle avait l’enthousiasme des prémices et la fraîcheur des rosées,
Tu savais que tu allais connaître les nuits d’insomnie,
Tu savais
Que ta petite amie a attendu longtemps la joie et le repos du train …
Nous voilà arrivés !
Les wagons de la troisième classe transportent soldats, paysans et étudiants pauvres,
Ces voitures dont les planches de bois gémissent de leurs accents plaintifs,
Le bourdonnement des mouches,
Des toux,
La chaleur est excessive.
Ces wagons déplacent en même temps des prisonniers
Pour les disperser perdus çà et là dans l’Iraq profond.
Partage du sort de mon camarade Sami Ahmad :
Mon poignet droit est solidement attaché à son poignet gauche.
J’ai fini par apprendre
Que l’existence, qui semble ma destinée, est une illusion d’optique !
Il s’agit d’une chose complexe dont on ne peut pas dire simplement : J’ai vécu
Alors qu’on peut tout simplement dire : Adieu !
Que cet instant de présence dans le train soit !
Oui ! Vraiment ! Tu l’aimais !
Londres, 22-06-2013
Berlin, l’été
En septembre, je serai chez Widad, la femme aux yeux noirs
A l’heure des vins blancs
Et les programmes des satellites
A Berlin
Dans l’inquiétude
Car Widad est mon premier amour
Jeune fille, au temps des roses,
Des affinités à me rendre fou ! Je disais : Widad c’est Bagdad !
Les cafés ne ferment pas un instant leurs portes en été,
Ma table va réunir Widad et le coquelicot.
Mais, comment vais-je trouver les paroles qu’il faut ?
Ma langue intimidée, l’Europe l’a libérée,
Widad pourrait-elle me comprendre ?
Un bonjour spontané à dire ? peut-être …
J’irai l’embrasser ?
Widad, elle m’aime, mais est-ce qu’elle me comprend au fond ?
L’amour est un maître qui fait des miracles, je crois,
Donc je passerai
Comme un fou
Pour aller l’embrasser !
Londres, 04-08-2013
Paroles d’Iqbal
Lorsqu’il m’arrive de prendre la vie comme elle vient, ces errements sur les branches sont charriés par le vent.
Hier comme d’habitude, je marchais plongé dans les pensées d’un esprit vagabondant avec les chaînes des satellites.
J’ai vu pourtant les épines et les orties toutes vertes
Pressées de pousser
Plus foncées que la rosée de la menthe !
Si la vie nous accordait des bienfaits comme les bonnes choses tirées d’une promenade près du canal
Je dirais : Bienvenue ! Comme ça … Et Iqbal pourrait dire : Saadi, je suis amoureuse de toi !
Et je croirai les mots d’Iqbal, parce que la sincérité est mon miroir et je sais qu’Iqbal est généreuse, sans poser de questions, elle me croit,
Pendant que je sors la tête pour mieux voir, les nuages noirs sont balayés,
Le lac, dans le lointain, devient visible et clair,
Et très pur …
Londres, 09-08-2013.
Saadi Youssef
Né en 1934 dans le sud de l’Iraq, il occupe une position centrale dans la littérature arabe, depuis la publication de son premier poème Le Pirate, en 1952. Considéré comme une figure de proue du poème en prose, Youssef a réussi le défi de la modernité de ce genre de poésie, en préservant la musicalité des vers. Sa position d’opposant au système iraqien l’a incité, depuis le milieu des années 1960, à vivre dans de nombreuses villes arabes et européennes. Il réside actuellement à Londres. Parmi ses derniers recueils, il faut noter Gannet al-mansiyate (le paradis des oubliées), Mohawalate (tentatives), en 1990, et Al-Wahid yastayqéz (le solitaire se réveille), en 1993. Mis à part sa production poétique remarquable, Saadi Youssef a également fait des traductions de qualité de Grass, Cavafis et Ritsos.
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