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Plus lourd que Radwa

Traduction de Michel Galloux, Lundi, 30 septembre 2013

Radwa Achour, écrivain et professeur-militante membre du mouvement 9 Mars pour l’indépendance de l’université, évoque son quotidien de la révolution où l’expérience de la maladie se chevauche avec la trame de la vie. Dans ce texte, elle rouvre un dossier d’actualité : celui de la création d’unités de sécurité universitaire.

L’événement du 4 novembre 2010

C’était un jeudi. Je portais un vête­ment noir, car 3 semaines seulement s’étaient écoulées depuis le décès de ma mère.

Je pénétrais dans le campus univer­sitaire par le portail d’entrée. Je garais la voiture, comme à mon habi­tude depuis plus de 30 ans, à n’im­porte quelle place libre devant les bâtiments de la faculté des lettres ou de la faculté de droit qui la jouxte à droite en entrant, ou encore face à ces bâtiments en sortant. Cependant, contrairement à l’habitude, je n’en­trais pas dans la faculté des lettres, en prenant l’ascenseur jusqu’au 4e étage où se trouvaient le département de langue anglaise, ainsi que les visages familiers des étudiants, de mes collègues professeurs, du person­nel administratif du département et des plantons. Car je me dirigeais cette fois-ci vers le palais d’Al-Zaafaran, siège de l’administration de l’université, et plus précisé­ment, du président de l’université et de ses adjoints, ainsi que du secrétaire de l’université, de leurs directeurs de cabinet et des équipes du secrétariat. Devant le bâtiment, je rencontrais certains collègues, puis arrivèrent ensuite les autres professeurs des universités du Caire et de Aïn-Chams — facultés de médecine, des sciences, des lettres et d’ingénierie — ainsi qu’un seul collègue de l’Universi­té de Ménoufiya. Nous n’étions pas plus de 10, et apportions avec nous le texte du verdict de la Haute Cour administrative rejetant le recours introduit par le premier ministre et les ministres de l’Ensei­gnement supérieur et celui de l’Inté­rieur contre une décision précédente de création d’unités de sécurité uni­versitaire, ne dépendant pas du ministère de l’Intérieur, mais de l’ad­ministration de l’université. En effet, la Cour avait jugé que la présence de forces de police de façon permanente à l’intérieur des universités était en contradiction avec la Constitution et la loi d’organisation des universités. D’autant plus que cette présence por­tait atteinte à l’indépendance de l’université et à la liberté des profes­seurs, des étudiants et des chercheurs.

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Graffitis de la révolution.

Certains officiers de police se tenaient devant le portail du palais, comme à leur habitude lorsque des professeurs ou des étudiants se ras­semblaient à cet endroit. Le profes­seur Abdel-Galil Moustapha s’avan­ça vers les officiers et leur remit un exemplaire de la décision de la Cour et de la déclaration du Groupe d’in­dépendance de l’université, une cou­tume que nous suivons pour trans­mettre un double message : notre démarche est publique ; et de façon implicite, nous ne vous craignons pas. (A chaque fois que l’un d’entre nous, lors de l’une de nos rencontres, remettait une déclaration à l’un des responsables de la sécurité, je répri­mais un fou rire. Je me souviens d’un jour, au milieu des années 1990, il me semble, où nous avions exigé le limo­geage du ministre de l’Intérieur et sa condamnation pour sa responsabilité dans l’agression, par les forces de sécurité, des étudiants qui avaient manifesté à Alexandrie, agression qui s’était soldée par des blessés et la mort de l’un d’entre eux. Nous avi­ons alors fait parvenir notre requête au palais de Abdine, siège du pou­voir. Nous étions une trentaine de professeurs, hommes et femmes, cer­tains n’ayant pas atteint 40 ans, d’autres ayant dépassé la soixantaine. Nous représentions des centaines de professeurs des diverses universités égyptiennes ayant signé la pétition. Le rire que je réprimais à chaque fois que je me rappelais l’événement avait pour cause la mine des officiers de police qui nous avaient barré la route, lorsque la professeur Laïla Souweif leur remit des copies de la déclaration et des signatures, et qu’elle se mit à leur expliquer en toute simplicité que nous étions venus exiger du président de la République le limogeage du ministre de l’Intérieur et sa condamnation en justice. Le contraste entre la requête — qui avait pour eux l’effet d’un séisme — et l’attitude décon­tractée de ces professeurs, calmes comme à l’ordinaire, et passant le temps à discuter à voix basse, comme s’ils attendaient, à la porte d’une salle de cinéma, leur tour pour entrer, suffit à rendre les officiers muets, et l’un d’eux alla porter la copie de la déclaration et revint avec des collè­gues d’un grade supérieur. Ils nous permirent d’entrer dans le palais et nous invitèrent à nous asseoir dans un salon meublé de fauteuils aux bordures dorées qui me semblèrent être de style Louis XIII ou de l’un des trois Louis qui le suivirent, fau­teuils pour lesquels le khédive Ismaïl avait une passion et dont il avait meublé ses châteaux. Ils nous offri­rent des citronnades, puis disparu­rent, et un fonctionnaire du secréta­riat de la présidence de la République se présenta et nous fit bon accueil. Il paraissait sympathique et poli, mais son visage blêmit soudain, avant de passer au rose, puis au bleu sombre, pour revenir finalement à une pâleur livide, en entendant Essam Darwich, que Dieu lui fasse misé­ricorde, alors jeune professeur à la faculté des sciences de l’Universi­té du Caire, que nous avions char­gé de parler en notre nom, présen­ter notre requête et son contexte avant de remettre officiellement l’original de la déclaration et des signatures. J’imaginais, assise dans le fauteuil au cadre doré, ce fonctionnaire poli raconter à son épouse à son retour chez lui : « Tu imagines ! Ils sont venus à pied demander que le ministre de l’Inté­rieur soit traduit en justice ?! S’ils avaient été 2 ou 3, je les aurais pris pour des fous, mais ils étaient plus de 30 respectables profes­seurs d’universités, certains étant des docteurs de la faculté de méde­cine. Incroyable ! ». J’imaginais son visage prendre des couleurs extravagantes, rouge non pas rosé, mais vif comme le vernis à ongles, bleu marine comme dans les livres pour enfants, ou jaune brillant comme la couleur du soleil dans leurs dessins. Je ris à cette pensée, alors que nous quittions le palais en laissant derrière nous la place Abdine, pour retourner chacun à son travail).

Radwa

Mais revenons à la situation du 4 novembre. Nous remîmes aux offi­ciers de sécurité qui se tenaient debout devant la porte du palais d’Al-Zaafarane une copie de la déclaration et du jugement de la Haute Cour administrative stipulant le caractère illégal de la garde universitaire. Puis, nous emportâmes nos documents et commençâmes à faire la tournée de l’université. Nous passâmes d’abord par la faculté des sciences, la plus proche du palais, entourés par un groupe d’étudiants parmi nos parti­sans, et suivis par des hommes de la sécurité habillés en civil. Puis de là, nous nous dirigeâmes vers la faculté de droit, et lorsque nous arrivâmes au terrain séparant cette dernière de la faculté des lettres, nous aperçûmes avant toute chose un jeune homme de petite taille et aux épaules larges, portant un t-shirt jaune. Son appa­rence attira mon attention avant même qu’il ne s’approchât, peut-être à cause d’une claudication manifeste qui affectait sa façon de marcher (très probablement due à une poliomyélite ancienne), ou des muscles proémi­nents et athlétiques de ses bras, qui juraient avec la minceur de sa taille et la petitesse de la partie inférieure de son corps. Il s’approcha de moi et m’arracha certains des documents que je tenais, en vociférant : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Des tracts ? ». Et moi, peut-être parce que je portais le deuil de mon frère et de ma mère, et que je n’avais de ce fait aucun goût pour l’agressivité, ou peut-être aussi parce que sa claudication me faisait pitié, je lui dis : « Eh ! Mon ami, mon brave. Il te suffisait de demander un exem­plaire et je te l’aurais donné, je suis en train de les distribuer ». Il me lança un regard perçant, pensant ainsi m’effrayer, fronçant ses sourcils arqués, pinçant les lèvres et plissant le front, et se mit à déchirer les docu­ments qu’il m’avait arrachés en continuant à me regarder fixement. C’est alors que je vis le professeur Abdel-Galil. Je ne me souviens plus s’il réprimanda le jeune à l’allure athlétique en voyant son insolence avec moi, ou bien parce qu’il avait répété avec lui le même comporte­ment. Il lui demanda avec sévérité s’il était étudiant dans l’université. L’autre répondit qu’il était étudiant à la faculté de droit. Il lui réclama sa carte d’étudiant. A ce moment, appa­rut le professeur Aïda Seifeddawla et je l’entendis crier : « C’est Gharib, photographiez-le, photographiez-le ». Je ne réalisais que plus tard que c’était ce Gharib qui avait, avec des camarades, attaqué des étudiants avec des chaînes et des armes blanches 4 ans plus tôt à la faculté de commerce. Les étudiants se massè­rent autour de nous. Un autre jeune assista Gharib, et ils se mirent à crier et à lancer des mots obscènes en les accompagnant de gestes avec les bras : en un mot, ils tentaient de pro­voquer la bagarre. Je me dirigeais vers l’officier de sécurité qui se tenait à quelques pas de là, en uni­forme, suivant la scène sans bouger. Je lui dis : « Ce sont des voyous, ils ont agressé des professeurs, et vous restez là en spectateur ? ». Il répon­dit en souriant : « Vous exigez notre départ de l’université, n’est-ce pas ? Pourquoi donc interviendrions-nous ?! ». Un jeune journaliste dit alors à l’officier que les voyous l’avaient frappé et il montra son bras. Je poursuivis : « Jusqu’à ce que le président de l’université ait déclaré officiellement que votre mission sécuritaire à l’université a pris fin, vous êtes responsables ». L’officier fit un sourire étrange (probablement de soulagement), il nous laissa et s’éloigna.

Radwa Achour

Née en 1946, elle est professeur de littérature anglaise à l’Université de Aïn-Chams, spécialisée dans la cri­tique littéraire afro-américaine, mais elle est surtout connue comme écrivain. Elle a publié plusieurs romans, dont une trilogie historique, Grenade (pre­mière partie, Dar Al-Hilal, 1995) puis Maryama wal rahil (Maryama sur le départ, deuxième et troisième parties, Dar Al-Hilal, 1995). Elle avait auparavant publié d’autres romans, dont Hadjar dafie (pierre tiède, Dar Al-Moustaqbal, 1985), Khadidja wa Sawsan (Khadidja et Sawsan, Dar Al-Hilal, 1987). Qittaa min Europa (un petit bout d’Europe, Al-Markaz Al-Thaqafi Al-Arabi et Al-Shorouk 2003) s’intéresse au Caire du khédive Ismaïl. Il y a aussi Farag en 2008, Tantouriya en 2010, puis Athqal men Radwa (plus lourd que Radwa. Fragments d’une autobiographie) en 2013 chez le même éditeur Al-Shorouk. Elle est également connue pour son engagement politique aux côtés des Palestiniens entre autres, mais aussi en tant que membre du mouvement du 9 Mars qui revendiquait l’indépendance des universités égyptiennes de la main­mise sécuritaire.

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