Il était assis au balcon et il contemplait les champs verts qui se prolongeaient entre l’espace ouvert poussiéreux et l’hôpital Farouq. Personne la nuit, parmi les enfants, n’osait y passer devant. Même les grands qui habitaient non loin à la ferme d’Abou-Gahcha n’osaient pas le faire. Ils ressentaient un tremblement qui leur traversait le corps et leurs cheveux se dressaient lorsqu’ils passaient devant l’hôpital. Si l’un d’entre eux lançait un regard vers cet espace ouvert entouré d’arbres hauts, il liserait la fatiha et se protégeait contre le démon impitoyable. Il courut rapidement. Cet hôpital où il était entré avec le mari de sa tante, boulanger à la boulangerie de Massiri. Cet homme lui racontait les histoires d’Abou-Zeid Al-Hilali et de Zanati Khalifa. Il en était sorti presque mort. Il ne faisait plus que quelques pas et ne racontait que des histoires mélangées où les héros et les personnages s’entremêlaient. Il fit cela jusqu’à sa mort.
Et bien que nous soyons à la moitié de la journée, il ressentit un tremblement lui parcourir le corps. Il se souvint de toutes les histoires de diables et de djinns qui se cachaient derrière les arbres de l’hôpital et qui marchaient la nuit dans ses différents pavillons alors qu’ils hurlaient de manière longue et aiguë. Des cris qu’entendaient les voyageurs du train et se recroquevillaient sur leur chaise tout en regardant de l’autre côté …
De nombreux diables habitaient l’hôpital. Des diables au nombre de ceux qui y étaient morts et devant sa grande porte en fer rouillé. Tellement que les gens emmenaient leurs morts à l’hôpital comme s’ils les menaient à la mort. Ils balbutiaient : Celui qui y pénètre est perdu et le sortant est né à nouveau. Il sursauta à cause de la voix des gamins qui commencèrent à se rassembler dans l’espace ouvert. Il se précipita à l’extérieur. Il fut arrêté par la voix de la mère qui venait de terminer la prière de l’après-midi et qui psalmodiait des louanges.
— Où vas-tu Yéhia ?
— Je vais jouer au ballon avec les copains.
— Attention de partir du côté de l’oncle Bédir. Je te l’ai dit, voilà. Sinon, je vais le dire à ton père à son retour de la compagnie !
— D’accord.
Il escalada les escaliers en bois qui faisaient beaucoup de bruit lorsqu’il passait sur leurs marches. Alors la hajja Zeinab, la propriétaire qui avait dépassé les soixante-dix ans de la maison, hurlait :
— Tu vas casser les escaliers, petit diable !
Ses longues dents apparaissaient alors comme des perles en couleurs. Alors qu’elle souriait de son bon sourire qui était enroué comme le réchaud à gaz. Son léger duvet dansait au-dessus de sa lèvre supérieure. Il rit très fort et lui posa la même question qu’il lui posait à chaque fois qu’il la rencontrait : « Pourquoi avez-vous les dents colorées Hajja ? ».
Elle avait toujours la même réponse : « Dieu aime les vieux, c’est pourquoi il veut que leurs dents soient colorées pour que les anges les reconnaissent le jour du jugement dernier ».
Il arriva à l’espace ouvert. L’oncle Bédir était assis sur le pas de la maison avoisinante. Il ressemblait à une tige de maïs sèche. Ses deux jambes veineuses qui dépassaient la djellaba couleur de sable ressemblaient à deux morceaux de bois en miettes. Il avait à côté de lui un bol en métal où il crachait de temps en temps. Personne parmi les enfants ne savait le secret de ces interdictions fermes, celles de ne pas s’approcher de lui, sinon, ils recevraient une raclée dont les séquelles demeureraient sur leurs fragiles corps pour une longue période. Pourtant, il était bon et gentil. Il leur souriait. Sa voix tremblotante s’élevait pour leur demander beaucoup de grâces à chaque fois qu’ils passaient devant eux.
Tout ce que savaient les enfants dans l’espace ouvert est que l’oncle Bédir était entré à l’hôpital Farouq durant une année entière sans que personne ne lui ait rendu visite, à l’exception de sa grosse femme après avoir rempli d’eau les grosses jarres de la maison. Un de ces matins, tout le monde fut surpris de le voir assis devant sa porte. Il ne changea pas sa façon de faire. Avec le bol en métal à ses côtés.
Les gosses dans l’espace ouvert avaient terminé leur répartition. Il ne lui restait que d’être le gardien du but. Le gosse Hammouda serait l’arbitre. Le match débuta. Subitement, les sirènes d’avertissement retentirent. Les enfants cessèrent de jouer et ils lancèrent leurs regards vers le ciel pour voir les avions qui traversaient le ciel à basse hauteur. La voix d’Oum Kolsoum s’élevait de la radio posée sur l’étagère dans le magasin de Am Chéta l’épicier, alors qu’elle chantait Trois pays sont contre toi Port-Saïd.
Le train
Yéhia passa la nuit à s’imaginer le physique de sa tante qu’il n’avait jamais vue. Il rêvait également au train qu’il allait prendre pour la première fois. Il se remémorait ce jour lorsque son père l’emmena au cinéma. C’était magique mais il avait eu très peur. Il pensait que ce train rapide sortirait de sur l’écran et envahirait la salle de spectacle et que cette jolie fille viendrait s’installer à ses côtés et l’embrasserait comme elle l’avait fait avec le héros. Il était entré dans l’écran et faisait partie de ces images magiques qui défilaient devant lui. Il passa de longues journées à imiter ce héros à la moustache fine et aux cheveux lisses.
Lorsqu’il entendit sa mère murmurer ses prières et le bruit du réchaud à gaz, il se leva rapidement. Il porta son costume et la montre dont il ne savait pas comment elle fonctionnait. Mais il insistait toutefois sur le fait de la porter, car il était le seul dans l’espace ouvert à en posséder. Il porta ensuite les nouvelles chaussures de confection après avoir posé deux morceaux de coton pour empêcher le froissement du cuir dur contre son talon. Il se précipita vers l’entrée. Il s’assit à côté de son père qui roulait une cigarette parce qu’il n’aimait pas les cigarettes de fabrication. Lorsqu’il eut fini de rouler sa cigarette, il la posa dans son fume-cigarette qu’il avait fabriqué avec une branche d’arbre. Il commença alors à fumer et à cracher la fumée qui se faufilait de son fume-cigarette vers sa bouche.
— N’allons-nous pas partir ?
— Nous allons manger un bout puis partir immédiatement.
Ils traversèrent la rue d’Al-Bahr avec les débuts du matin. La grande rue sinueuse était jonchée sur les côtés d’arbres aux fleurs rouges que les enfants mangeaient. La rue était presque vide à l’exception de quelques ouvriers retardataires malgré l’alarme qui sifflait dans toute la ville d’Al-Mahalla. Ils traversèrent les rails du train du Delta qui passait à travers les petits villages. Les enfants le suivaient en courant et quelque fois le dépassaient ou même y montaient pour de courts laps de temps puis sautaient au dehors. La nuit, ils posaient les couvercles des bouteilles de limonade gazeuse sur les rails de fer avant le passage du train, puis ils en fabriquaient des roues par la suite. Ils posaient également les morceaux de savon qu’ils avaient volés à leurs parents. Et ce, pour que le train dévie des rails.
Ils arrivèrent à la gare. Ils prirent le pont en fer qui relie l’autre quai. Son père posa le grand panier couvert d’un morceau de tissu blanc propre à ses côtés. Il commença par rouler une cigarette alors que Yéhia partit vers le début du quai et se mit à lorgner le train qui arrivait de Tanta. Il bougeait bien fort sa main en l’élevant pour que les voyageurs remarquent la montre qu’il portait. Après peu commença à apparaître un fil de fumée noir tel un monstre mythique qui envahissait la clarté du ciel bleu. Yéhia se précipita pour se mettre debout près de son père. La grande horloge de la gare pointait 7h. Les voyageurs reculèrent. Les paniers se mélangèrent aux caisses. Son père prit sa main fortement comme si ce monstre de fer avec sa façade noire allait kidnapper l’un d’eux, ou était-ce une sorte de recueillement spécial pour cet être mythique qui les regardait subitement de derrière l’horizon. Il se souvint de cette histoire que lui avait racontée sa grand-mère un de ces soirs d’hiver. A propos de son grand-père qui travaillait comme aide à ce conducteur de train anglais. Un de ces jours, le conducteur anglais l’avait insulté alors qu’ils approchaient de la gare du Caire. Son grand-père alors le rua de coups. Puis il ouvrit le fourneau du train et l’y jeta. Puis il ferma l’ouverture et il conduisit le train jusqu’au Caire. Lorsqu’ils lui demandèrent à propos du conducteur anglais, il leur dit qu’il était descendu à la gare de Banha pour acheter quelque chose et qu’il n’était pas revenu. Ensuite, le grand-père s’était évadé dans les steppes de Kafr Al-Cheikh …
Le train s’arrêta. Tout le monde y monta. Yéhia s’assit près de la fenêtre. On sonna l’alarme du départ. Le train alors s’ébranla lourdement comme s’il s’était fatigué de ce long voyage.
A propos de Mohamad Al-Réfaie
Né à Al-Mahalla Al-Kobra dans le gouvernorat de Gharbiya (Delta) en Egypte, il a fait des études à la faculté de lettres de l’Université d’Alexandrie. Il est critique artistique à la revue Sabah Al-Kheir depuis 1975. Il écrit également dans la revue Sawt Al-Omma depuis 2004. Ses articles sont sarcastiques et critiquent la politique dans le pays. Il fait partie des premiers écrivains ayant critiqué l’ancien régime, notamment Gamal et Suzanne Moubarak. Parmi ses ouvrages, Tagarob fil masrah al-arabi (expériences du théâtre arabe), Al-Feal al-mostahil (l’action impossible), Kitab araba ismoha al-masrah (livre d’un véhicule qui s’appelle le théâtre). Il a écrit également pour la radio Rihla fil zaman al-qadim (voyage dans le temps d’autrefois), Awraq al-bardi (les papiers du papyrus). Pour la télévision, il a composé le scénario du feuilleton Al-Baydaa (la blanche) basé sur le roman de Youssef Idriss. En 2000, Al-Réfaie a reçu le prix Moustapha et Ali Amin pour le journalisme, pour sa colonne Question artistique, publiée dans la revue Sabah Al-Kheir. Son roman Kaënat al-hozn al-layliya (les êtres nocturnes de la tristesse) était inscrit sur la liste du Booker du roman arabe en 2012.
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