Qamar est montée à la terrasse de la bâtisse abandonnée près de sa maison qui n’avait plus de terrasse.
Elle aimait se trouver là toujours à la nouvelle lune, chaque mois. Elle était amoureuse de la puissante fascination de cette auréole cosmique. Ce ciel, où des millions de morceaux de diamants sont incrustés, petits et grands, sur un fond de ténèbres noires. Le croissant apparaît au milieu des lumières d’étoiles séparées par l’obscurité du ciel. Comme l’espoir qui demeure malgré tout, car l’espérance est une vérité promise de Dieu. Aqmar savait que son épouse avait pris cette habitude de suivre le premier quartier de lune. Qamar disparaissait, mais il savait où la trouver.
Il respectait sa solitude et la laissait seule le temps qu’il fallait puis montait la rejoindre pour partager la beauté divine majestueuse.
Cette nuit-là, à la fin de la leçon de Qindil, Qamar est montée plus tôt au-dessus des toits. L’heure où le soleil allait se coucher.
Le croissant de lune n’était pas encore visible. Le désir d’un moment de solitude et de profonde réflexion l’avait guidée. Sur la terrasse, elle a levé tout de suite les yeux vers le ciel qui prenait peu à peu la couleur du couchant. Ces mots résonnaient dans sa tête, mais sa bouche n’osait pas les prononcer : Mon Dieu, vous nous connaissez et savez notre condition. Aidez-moi, mon Dieu, aidez-moi à comprendre, à découvrir la Vérité. Vous êtes l’unique secours.
Elle arpentait la surface de la terrasse de long en large. Dans sa tête, questions et réflexions se bousculaient.
Elle se rappelait tout ce qui s’était passé, en détail, dès l’instant où elle est venue ici, dans cette ville. Elle revoyait l’enchaînement des effets et des causes de chaque événement arrivé. Sa raison se renvoyait l’écho de chaque parole dite par Salsabil, d’abord, et maintenant par Qindil. En réfléchissant, elle se rendait compte qu’elle avait raison finalement : son opinion quant à Qindil, telle qu’elle l’avait cru dès qu’elle l’avait vu, était justifiée. Qindil n’était qu’un second Salsabil.
Une tendance à répéter les mêmes paroles. Une palilalie signifiant un désir perpétuel de demeurer toujours dans le même cercle. Sans point de départ ni point d’arrivée, tournant en rond. Une question se pose : pourquoi ? Pourquoi Jérusalem veut-elle les emprisonner dans un cercle clos et sans issue ? Pour vivre en paix comme disait Salsabil ?
Qamar toutefois sentait que c’était une paix de façade, une fonction des exigences de la vie quotidienne les plus immédiates. La paix de l’âme, où la trouver dans tout cela ? Le chemin pour l’atteindre ?
Quel sera le fil d’Ariane dans ce cheminement ?
Sa mémoire et sa pensée s’arrêtaient à chacune des paroles de Salsabil ou de Qindil. Qindil était plus ferme, plus opiniâtre. Il ne voulait qu’être écouté et obéi, contrairement à Salsabil qui était plus flexible. Une attitude de la ville dorénavant différente envers l’un ou l’autre, était-ce là la raison de ces particularités ?
Si c’était vrai, cela voudrait signifier qu’on allait de mal en pis. Ce que l’avenir réservait était certainement pire encore. Après Qindil et Salsabil, quel sera le portrait de celui qui leur succédera ?
Des rôles stéréotypés, en somme. Quel est le secret de la disparition de Salsabil ? Qamar était sûre que si le secret de la disparition de Salsabil lui était révélé, une grande part de ces mystères sera élucidée.
Qamar s’enfonçait dans ses pensées.
Aqmar entra. Qamar n’a senti sa présence qu’en se retournant. Elle a eu un haut-le-corps en le voyant devant elle. Aqmar l’a prise dans ses bras. Avec des tapes tendres sur le dos, il l’a calmée. Ils se sont appuyés ensemble contre la balustrade. La nuit était tombée. Dans le ciel, les morceaux de diamants apparaissaient l’un après l’autre.
En un souffle, Aqmar lui dit : Qamar, étais-tu si absorbée, perdue dans tes pensées à ce point-là ?
— Oui. A l’infini.
— Tu peux me faire entrer dans tes peines et tes joies, si tu le veux … Qamar parlait à voix basse, elle a murmuré : Salsabil a disparu parce qu’il a bravé Jérusalem.
Aqmar s’étonnait. Sa stupéfaction fit dire à Qamar : Qindil aussi disparaîtra, si l’erreur se poursuit.
— Quelle erreur ?
— Je ne la connais pas encore. Mais je la découvrirai en y pensant bien.
— Qamar, tu sais, si Jérusalem nous entend, sa colère va tomber comme la foudre.
Qamar s’est redressée. Elle a dit d’un ton grave :
— Aqmar, écoute-moi, crois-moi, nous n’avons qu’un seul Dieu. Il nous a créés. D’après l’aveu de Jérusalem, il n’y a pas d’autre vérité. Cela est une preuve que nous sommes des créatures qui adorent Dieu. Dieu les aime aussi. Il les aide et les protège. Mais cela signifie que Dieu est seul à disposer de nos destinées.
L’inquiétude profonde se lisait sur le visage d’Aqmar. Il implorait sa femme :
— Qamar, je t’en supplie, ne dis pas des choses que tu regretteras plus tard. Je te prie, n’empoisonne pas notre vie et la vie de nos enfants.
— Empoisonner notre vie et celle de nos enfants : un fait qui ne pourrait advenir qu’à travers l’oeuvre de celui qui veut nous imposer une seule manière d’agir et de se comporter. Au gré de ses caprices. Il veut faire ce que Dieu n’a pas voulu pour les humains. Dieu a créé les êtres humains différents. La différence c’est le fondement de la vie.
Aqmar a mis sa main devant la bouche de Qamar. Il voulait qu’elle cesse de dire ces mots. Elle l’a repoussée vivement. Elle s’est levée tout en continuant ses dires. On aurait pu croire qu’elle pensait à haute voix :
— Salsabil a disparu parce que ses actes ont mis en évidence toutes les différences. Oui. Le jour où je l’ai vu, Aqmar, sur la place devant l’Or de la Coupole, il était en train d’accomplir une action que Jérusalem aurait rejetée. Une action qui rehausse encore plus les différences. Tu m’avais dit avant cela, Aqmar, que ces édifices grandioses surmontés de signes que nous ne comprenons pas sont peut-être une représentation de l’adoration d’un seul Dieu, absolument. Salsabil était alors en pleine prière, qui sait ? Mais c’est une prière qui concerne les disciples du demi-cercle, cet arc qui a une forme de croissant de lune. Certainement, mettre en évidence une différence c’est ce qui perturbe Jérusalem, lui faisant perdre toute autorité sur nos vies. Jérusalem perd le pouvoir d’imposer sa volonté sur notre propre vouloir ou nos vies.
A peine Qamar avait-elle prononcé le dernier phonème de ses paroles, le bâtiment où ils se trouvaient fut traversé de secousses violentes. Tous les deux étaient sur le sol de la terrasse. En tenant la main de Qamar, Aqmar descendait en toute vitesse dans les escaliers. Le couple se cognait contre les parois. Enfin, ils sont sortis à l’air libre de la rue. Une violence inouïe secouait toute chose. Ils couraient en pensant à leurs enfants. Ils ont atteint leur maison. Les oscillations étaient de plus en plus espacées. Mais ils ont trouvé Nour et Nourane qui pleuraient.
Chaïmaa Al-Chérif
Après avoir obtenu un doctorat de lettres françaises à l’Université d’Alexandrie en 2009, elle devient responsable du département du dialogue et de la communication à la Bibliotheca Alexandrina entre 2003 et 2011. Elle s’occupe actuellement de la bibliothèque francophone de la même institution. Sefr Orchalim est son premier roman où elle tente, à partir d’un conte imaginaire et d’univers ambigu, de soulever des questions philosophiques sur l’existence, la croyance, le sacré et l’Histoire. Le roman est publié aux éditions Chams, 2013.
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