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La queue

Suzanne El Lackany, Mardi, 28 mai 2013

Avec la finesse d’un peintre qui capte les détails minimes du quotidien, Basma Abdel-Aziz raconte une séquence de la manipulation des gens simples pour voter en faveur des « Pyramides », logo des Frères musulmans. Voici une nouvelle tirée de son nouveau recueil qui porte le même nom, Al-Tabour.

Une épouvantable canicule et Yéhiya est là, debout. Une queue interminable. Une file d’attente qui s’étend du début de la grande rue jusqu’au portail. Une heure entière écou­lée et il n’a pu faire que deux petits pas en avant. Et non pas parce que l’un des citoyens a victorieusement abouti à l’objectif, mais un autre, par manque de pratique, venu en l’oc­currence pour la première fois au portail, a perdu aussitôt courage. Las et importuné celui-ci s’en est allé, dégageant un peu de place.

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Le soleil frappait fort du côté gauche, Yéhiya sentait que son corps était lourd, divisé en deux, il tenait quand même très fer­mement à garder sa place dans la file dans ce pénible midi. Devant lui, une femme se retourne et regarde à droite et à gauche. Elle est grande de taille. Elle porte une galabiya noire et diaphane. Autour de sa tête, un voile noir également qui tombe sur le cou nu et s’unit aux plis et aux rides avec harmonie. Un jeune homme derrière Yéhiya lui demande à quelle heure on va ouvrir le portail. Yéhiya hausse les épaules pour signifier qu’il n’en sait rien. Il avance les lèvres sans desserrer les dents. C’est vrai qu’il ne pouvait pas prévoir le moment du fameux événement. Il sort de chez lui tous les matins. Il traîne jambes et pieds, abdominaux et bassin, jusqu’à sa place dans la file d’attente. Et il attend. Sans jamais pouvoir atteindre le portail.

Le teint de cette femme est aussi foncé que ses vêtements. Maigre, vieille, mais solide. La solidité de sa constitution et le blanc laiteux de ses yeux laissent deviner des origines du Sud profond. Elle se retourne et examine Yéhiya de haut en bas, d’un regard pénétrant, comme pour le soupeser furtivement. Elle a dû le trouver présentable au niveau de l’appa­rence. Sans préambules, elle s’est mise à par­ler. Elle dit qu’elle est venue la veille seule­ment au portail. Elle compte y déposer une réclamation. Il fallait extraire là un certificat officiellement légalisé. Elle s’est tue, lui lais­sant par ce petit moment de silence le temps de lui demander plus de détails. Yéhiya n’a pas relevé ses radotages. Sa froideur ne l’a pas intimidée. Et cette femme continue à parler : elle avait échoué — chose jamais arrivée auparavant — quand elle est allée acheter deux pains baladi, ces petites galettes de pain du pays distribuées par le gouvernement, le même pain qu’elle achetait régulièrement depuis des années. Elle l’observait encore, s’attendant à piquer sa curiosité. Mais Yéhiya était préoccupé par d’autres tracas. Il n’ac­corde aucune importance aux paroles de cette femme. Elle est dépitée. Elle détourne son visage et sollicite la bonne volonté d’autres gens qui voudraient bien l’écouter.

Une femme corpulente est debout aussi. Elle est en train d’ajuster le voile turquoise qui lui couvre la tête. Celle-ci s’approche, très inté­ressée par cette histoire de plaintes. Malgré l’embonpoint, les traits de son visage sont jeunes. Elle doit avoir 30 ans. Sourcils très fins, nez mignon, la peau nettoyée avec soin. Elle se montre compatissante, cherche à com­prendre cette vieille. Elle s’étonne : comment ! Le pain devient difficile à trouver à ce point-là ! Avec un défaut d’élocution qu’on décèle tout de suite, le flux de paroles de la vieille reprend : Ce gars est une ordure, un salaud, un fils de chien. Je suis une cliente depuis 10 ans. Chaque jour, je vais prendre du pain chez lui. Et puis, il se passe quoi, allez savoir ! Comme tous les matins, je suis allée chercher deux pains. Ce type me demande : tu as voté pour qui ? Je lui réponds : J’ai marqué d’un trait la case « Pyramide ». Pas content du tout, agres­sif, il me fait : Race qui ne marche qu’à la cravache ! Je connais votre espèce ! Pauvre bonne femme ! Je t’ai pourtant donné un papier violet avec les noms à choisir. La femme continue : je n’ai rien osé répondre. Il a jeté par terre la livre que je lui ai donnée. Il m’a férocement repris les deux pains. L’impudent s’est mis à hurler : On n’a plus de pain ! Ne reviens jamais plus ici ! La vieille femme continue : Je suis allée ensuite à la boulangerie à l’européenne. Il n’y avait plus de pain. Le lendemain de bonne heure, je suis allée au fournil du marché. Ce boulanger savait toute l’histoire. Il m’a redit la même chose. Lui aussi il refusait de me donner du pain. Ma voisine m’a dit : puisque c’est ainsi, il faudra laisser une plainte au portail. Elle a dit qu’il faudra en plus remplir une sorte de formulaire officiel, j’ai oublié comment ça s’appelle. Le cachet gouvernemental est indis­pensable. C’est un document à fournir au moment de l’examen de la plainte. La main de la vieille femme plonge dans l’ample galabiya. Elle sort un papier robuste, où ces mots étaient écrits : Certificat de bonne moralité d’une citoyenne modèle. La jeune femme donne une tape affectueuse à la vieille, sur l’épaule, pour la réconforter. Plus rien n’est comme avant. Aucune délivrance dans l’immédiat.

La politique a mangé la tête des gens et ils vont finir par se manger entre eux. Elle aussi elle avait coché l’image de la pyramide. Mais elle ne s’était jamais trouvée dans une situa­tion embarrassante. Sinon, elle serait morte de honte. Elle n’avait jamais parlé de son choix comme la vieille, motus et bouche cou­sue ! Elle avait peur, et par prudence et pré­caution, elle se taisait. Au cours des derniers mois, elle suivait le bon vieux subterfuge qui permet d’éviter d’être gêné ou la difficulté de répondre à la question qui s’est désormais propagée entre les gens comme une épidé­mie : Tu as voté pour qui ? Elle répond alors toujours à la question par une question, la même, puis elle sort un commentaire tout près à la réponse de son interlocuteur. Quelle que soit cette réponse. Affichant en même temps un sourire complice, avec un clin d’oeil bien sûr : Moi aussi j’ai choisi cela. Un basra, même valeur ! Elle n’avait fait qu’un faux pas, il y a quelques jours. La jeune femme enseigne la langue arabe, à l’école. Une élève lui montre une rédaction qu’elle a composée et dont elle était fière. Le sujet était un devoir donné à toute la classe. La note allait s’ajouter à celle du contrôle. L’élève avait écrit beau­coup de choses magnifiques sur la conjonc­ture dans la région. Elle racontait les circons­tances par lesquelles passe le pays, les causes et les conséquences en général.

A vrai dire, l’élève s’exprimait avec des idées semblables à celles que la professeur se disait à elle-même pendant les réflexions des moments de solitude. La professeur a telle­ment admiré ce travail qu’elle a fini par avoir quelques doutes. Ces lignes auraient-elles pu être écrites par une soeur aînée ou l’un des parents aurait-il développé l’analyse du sujet et l’enchaînement du raisonnement ? L’élève affirmait que personne ne l’avait aidée. Les phrases et les opinions étaient personnelles. La fille insistait et Mme Inas voulait la croire au fond. Mme Inas lui a accordé donc une très bonne évaluation, presque la note maximale. Toute la classe a applaudi. Elle lui a demandé de lire sa rédaction à haute voix, donnant aux autres élèves le bon exemple de l’application et de l’excellence. Le lendemain, l’élève était absente. L’inspecteur est arrivé à la direction de l’établissement. Avec réserve, mais d’un ton et d’un air austères, il a exigé qu’on lui montre le curriculum vitae de Mme la profes­seur Inas et tout autre document justifiant sa titularisation. Il a fait savoir à la directrice que c’est un dossier incomplet. Mme Inas devait aller au portail, a-t-il déclaré, pour obtenir son certificat de bonne moralité d’une citoyenne modèle. Sans ce certificat, l’inspec­teur se trouverait obligé d’avertir l’adminis­tration et Mme Inas devra dans ce cas se sou­mettre à de nouveaux tests de connaissances. On pourra réviser son statut d’enseignante, ou même la révoquer. Avant de s’en aller, l’ins­pecteur a remis une cassette à la garde de la directrice. C’était un enregistrement de la voix de mon élève lisant en classe le texte de sa rédaction. Je l’ai appris plus tard, a avoué Mme Inas. Mme Inas repense à son enfance. Depuis ce temps, son seul souhait n’avait jamais changé. Contrairement aux autres enfants, son rêve était de devenir professeur un jour. A la maison, elle posait les poupées l’une à côté de l’autre sur le lit, une file de poupée en largeur. Elle tenait une règle et commençait sa leçon. Elle posait à chaque poupée une question et imaginait chaque réponse dans sa tête .

Basma Abdel-Aziz

Psychiatre, écrivain et peintre, Basma Abdel-Aziz est née au Caire en 1976. Elle a obtenu un diplôme de la faculté de médecine de l’Université de Aïn-Chams, en neuropsychiatrie en 2005. Elle est responsable de l’unité des enfants à l’hôpital de Abbassiya et membre à Al-Nadeem, centre de gestion psychologique et réhabilitation des victimes de la violence.

Peintre ayant organisé nombre d’expositions, elle a également publié plusieurs livres : des essais comme Eghraa al-solta al-motlaqa (la tentation du pouvoir absolu) en 2011, des nouvelles comme son 1er recueil de nouvelles, Achan rabena yessahel (pour que Dieu facilite les choses), publié aux éditions Merit en 2007 et lauréat du prix de la Fondation Sawirès pour la littérature égyptienne en 2008. Puis Al-Walad allazi ékhtafa (le garçon qui a disparu), lauréat du prix de l’Organisme général des palais de la culture, dans la même année.

Al-Tabour (la queue) est son premier roman, publié aux nouvelles éditions, au Caire et au Liban, Al-Tanouir, en 2013.

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