Al-Ahram Hebdo : Comment concevez-vous le dépassement de l’opposition Orient-Occident du côté européen ?
Jean-Pierre Dubost : Ce colloque du département de français de l’Université du Caire converge d’une manière naturelle avec notre thématique des Orients désorientés. Côté européen, ces relations s’établissent avec des universités ou avec des groupes de recherches en Occident qui travaillent eux-aussi sur cette thématique avec l’Orient ou « aux Orients » dans leurs perspectives.
Ce projet de recherches est né de la convergence de deux questionnements, le mien était autour des questions d’altérité, de rencontre et de métissage, en essayant de déconstruire les entités figées.
— Comment éviter, en étudiant le regard de l’Autre, le discours du dominant élaboré par Edward Saïd dans son fameux orientalisme ? Est-ce là les entités figées ?
— La relation avec Saïd est intéressante, parce qu’il a fait un travail absolument remarquable. Il a déclenché un immense mouvement d’études post-coloniales qui se sont développées dans les pays anglo-saxons, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et au Canada. Et l’Europe, la France particulièrement, est restée pendant longtemps assez étrangère à tout cela. On n’avait la même histoire, ni historiquement, ni idéologiquement.
Par exemple, les mouvements que l’on appelait littérature francophone ont commencé très tôt, quand on pense à César, aux premiers romans de l’Afrique noire, ou à Senghor. Très tôt, quelque chose d’autre s’est passé. A partir de tout cela, on peut dire qu’il y a eu une question post-coloniale en France avant l’émergence de cette grande action post-coloniale anglo-saxonne. On est là entre des tas de décalages intéressants, et la question de que faire de Saïd et de comment aller au-delà de Saïd a été posée dans tous les sens dans les pays anglo-saxons. Pour nous, elle est un petit peu différente, mais elle est fondamentale.
Autant, il existe une dette intellectuelle envers ce formidable orientalisme d’Edward Saïd, autant il fallait revenir là-dessus, en recoupant avec ce que Saïd dit dans Culture and Power Discours.
Dans les derniers mois de sa vie, il a ouvert la perspective vers autre chose que cette relation intime qui était au coeur de son travail entre critique du colonialisme et critique du discours du pouvoir, en plaçant pouvoir/savoir comme le dispositif qui se met en place à partir du moment où les troupes de Bonaparte sont arrivées en Egypte, le savoir égyptologue, les relations de voyage ... et de là, à la fois un rapport de supériorité occidentale, mais aussi un rapport de fascination et d’exotisme.
— Votre conception des Orients désorientés aidera-t-elle à déconstruire cette dichotomie ?
— La critique de Saïd est très importante, parce que finalement, les études post-coloniales ont éclaté en mille tendances subalternes passionnantes. Mais la grande question reste : c’est quoi l’orientalisme ? C’est quoi cette opposition, comment la penser et l’aborder aujourd’hui ? Par exemple, aujourd’hui, les clichés orientalistes existent dans la tête de n’importe quel touriste, tout le business touristique vend encore cet orientalisme qui n’existe plus.
En revanche, lorsqu’on va au fond des choses et qu’on se demande pourquoi nous pensons ces mouvements historiques, les choses deviennent passionnantes. Ce colloque est très important, car il revient sur la recherche des voyageurs dont les textes ne sont pas traduits ou peu connus, et qui montrent la richesse de ceux qui sont allés en Europe, vers l’Europe. Mais pour faire quoi ? Pour faire l’inverse de ce que décrit Edward Saïd. Parce que Saïd écrit le mouvement vers cet exotisme.
Tandis qu’ici, ce qui s’est passé c’est aller vers l’Occident dans ce mouvement de la Nahda si peu connu en Europe, un mouvement d’ouverture vers l’Autre. D’un point de vue temporel, on ne peut comparer l’orientalisme européen et l’occidentalisme égyptien, parce que l’orientalisme européen est toujours une quête passée avec l’Orient comme origine. Pour les Egyptiens, c’est l’inverse, c’est aller vers le futur, ce n’est pas symétrique du tout, et c’est cette asymétrie qui est passionnante.
— L’intérêt que vous accordez aux notes de Fromentin sur l’Egypte relève-t-il de la pensée de l’avenir ? Quelle a été votre découverte ?
— Le voyage en Egypte, les notes d’Eugène Fromentin, se situe à un moment extrêmement important : en 1869. C’est l’ouverture du Canal de Suez. Ces données sont très importantes, parce qu’il est capable de « rencontres ». Il arrive avec rien d’autre dans ses bagages que le désir d’Egypte. Il dit : « Je n’aurai pas le temps de peindre », et il écrit ses notes et fait ses esquisses sur un coin du bateau. En fin de compte, il y a très peu d’orientalisme dans son attitude. Il s’agit de découvrir, d’analyser les conditions d’une rencontre et les possibilités d’une rencontre, quelles que soient les conditions. Fromentin, lorsqu’il part pour l’Algérie pour accompagner les troupes françaises, décrit l’attaque de certaines villes : il est en plein processus de conquête coloniale et, pourtant, ce qu’il décrit de l’Algérie n’a rien à voir avec une appropriation.
Il y a toujours chez lui un désir de rencontre, et c’est un champ de recherche très intéressant, parce que tous ces Egyptiens qui partaient pour l’Europe partaient avec un désir de rencontre.
— C’est par le concept de rencontre que vous déconstruisez l’orientalisme ?
— Ce qui m’intéresse c’est le nomadisme (le modèle du divan de Goethe de la capacité à s’installer en nomade dans l’entre-deux Orient et Occident). Aller planter sa tente chez l’Autre puis revenir chez soi, faire le va-et-vient, la capacité à être en porte-à-faux, à accepter de vivre avec ces asymétries. Il y a de grandes oeuvres qui l’ont fait et qui l’ont dit, de grands passeurs de l’Orient et de l’Occident, Edmond Jabès entre autres.
Il existe dans ce nomadisme une immensité de choses à redécouvrir et à relire. Ce que nous analysons ici montre qu’il y a une quantité de problématiques, qu’il y a une forte actualité, alors que ce sont des choses pensées ou écrites au milieu du XIXe siècle.
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