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Des histoires pour raconter l’Histoire …

Lamiaa Alsadaty , Samedi, 04 novembre 2023

Dans le cadre d’une série de séminaires intitulée Quiraat (lectures), organisés par l’Institut Français d’Archéologie Orientale (IFAO), l’historien Khaled Azab a animé une conférence sur les archives des familles égyptiennes. Une redécouverte.

Des histoires pour raconter l’Histoire …

Comment le document pourrait-il être une source inédite de recherche ? Cette question a constitué le point de départ du séminaire Les Archives des familles égyptiennes, une redécouverte, présenté par l’historien Khaled Azab à l’IFAO. Elle s’est imposée d’ailleurs, il y a plusieurs années, avec le début du projet lancé par la Bibliotheca Alexandrina en 2005 et portant sur la Mémoire d’Egypte. Khaled Azab était alors directeur d’un programme de recherche visant à rassembler tout ce qui est en lien avec la mémoire de l’Egypte, de l’époque préhistorique jusqu’à l’époque moderne.

Le projet devait donc se pencher sur les 200 ans de Mohamad Ali à Anouar Al-Sadate. « De 2005 à 2019, on a réussi à avoir accès à 3 millions de documents, dont on a sélectionné 600 000 et 180 000 photos, sans compter les documents audiovisuels, les timbres et les monnaies », a énuméré Azab, lors de la conférence de l’IFAO, la semaine dernière. Malheureusement, les travaux ont été suspendus par les responsables de la bibliothèque, mais Azab a décidé de poursuivre son projet grâce au soutien de l’Université de Kafr Al-Cheikh. « Vu la difficulté d’avoir accès à des documents authentiques, nous avons choisi de recourir aux archives de familles, notamment celles qui ont joué un rôle important dans la vie politique égyptienne. La surprise fut qu’une bonne partie de ces familles avaient en leur possession une part des archives de l’Etat égyptien. A titre d’exemple, la famille de Boutros Ghali avait une archive qui remonte au début du XXe siècle, fournissant des détails sur le quotidien de la communauté copte, la fiscalité égyptienne, la fondation de la Société des monuments coptes, celle du ministère des Affaires étrangères, etc. », a souligné Khaled Azab.


Il y a une ressemblance entre Abdel-Hakim Amer et Boumediene, ils appartenaient à la même tribu.

Aborder ce genre de sujet implique sans doute un enchevêtrement de questions importantes : pourquoi les responsables égyptiens gardaient-ils en leur possession des documents propres à l’Etat, en lien avec les plans national, régional et international ? « C’était très commun de voir de hauts responsables subir des accusations, après avoir quitté leurs postes, sans que personne s’attèle à les défendre. Ce faisant, ils tenaient à garder les preuves de leur innocence en leur possession. Ce phénomène a commencé avec l’occupation britannique et l’installation des tribunaux mixtes », a expliqué l’historien, qui a essayé de redéfinir la famille en Egypte. Selon lui, celle-ci est une construction sociale à caractère spécifique sur les plans humain et biologique.

Elle a joué un rôle primordial quant à la mobilisation sociale en Egypte. Ceci a été incarné de manière très explicite à travers deux exemples, d’après le chercheur. A Assiout, au sud du pays, 35 grandes familles avaient une grande influence quant au remodelage de la ville. « Grâce à ces familles ont été fondés l’hôpital public, la centrale électrique et l’Université d’Assiout », fait-il remarquer, en évoquant la présence d’un aéroport à Assiout au début du XXe siècle, dont les voyages étaient à destination de Paris, Londres et Rome. Le deuxième exemple est celui de la famille Séragueddine avec ses trois classes : riche, moyenne et pauvre. Cette dernière a des racines qui remontent à la famille turque Chahine, qui s’était installée à Kafr Al-Cheikh pour se donner entièrement à la remise en état des terres.

Ismaïl Séragueddine, ancien président de la Bibliotheca Alexandrina, appartient d’ailleurs à cette grande famille. Son père Anis a fait partie de la classe moyenne et a pu poursuivre ses études grâce à la solidarité et l’entraide familiales ; ce qui lui a permis de devenir le gouverneur du Caire. Il en est de même pour son frère Abdel-Hamid, qui est l’un des fondateurs de la Banque du Caire. Cette solidarité familiale a donc largement contribué à l’ascension sociale et intellectuelle de tous les siens.

Patrimoine oral

Malgré la pertinence des documents officiels, le patrimoine oral demeure une référence plus vivante, complémentaire et de valeur importante. Recouvrant la littérature orale, c’est-à-dire les textes véhiculés par cette forme de transmission qu’est l’oralité, il est, par extension, l’ensemble des savoir-faire. Il concerne alors à la fois des expressions sociales, professionnelles, culturelles et artistiques. Et permet de voir comment son auteur enracine sa propre définition dans l’histoire familiale. « Une partie de ce patrimoine oral m’a été inculquée grâce aux contes de ma grand-mère, de mon entourage ou celui des chercheurs qui ont contribué à cette recherche », a indiqué Khaled Azab, ajoutant : « Ce patrimoine nous a informés qu’un nombre important de familles résidant dans la région qui s’étend de l’est d’Alexandrie jusqu’à Rachid (Rosette) est venu de la Libye au début du XXe siècle, à la suite de la guerre italo-libyenne, et a réussi à avoir la nationalité égyptienne au lendemain de la Première Guerre mondiale ». Et de poursuivre : « Quant à la région du nord-ouest du Delta du Nil, elle abrite en grande partie des familles d’origine andalouse qui ont été définitivement expulsées après la Reconquista chrétienne de l’Espagne au XVe siècle. Ces familles possèdent un idiome teinté de tamazight et continuent à avoir leurs spécialités culinaires ».


Khaled Azab pendant la conférence de l’IFAO.

Les exemples de familles venant des quatre coins du monde pour s’installer en Egypte sont nombreux. Azab a mentionné, entre autres, la famille Tarhouny, qui a quitté la ville de Tarhouna en Libye pour s’installer au sud de l’Egypte à Minya, et à laquelle appartient le compagnon de Nasser, le maréchal Abdel-Hakim Amer. « Regardez la grande ressemblance entre le chef d’Etat algérien Houari Boumediene et le maréchal égyptien Abdel-Hakim Amer ! Des études ont démontré qu’ils appartiennent à la même tribu », a précisé Azab, en montrant des photos à l’appui.

Flux migratoires

Ces familles migrantes ont marqué une croissance démographique impressionnante qui est passée de 2 millions d’habitants à l’époque de Mohamad Ali au début du XIXe siècle à 10 millions d’habitants vers la fin du même siècle. Ce flux de migration vers l’Egypte est favorisé, d’après Khaled Azab, par deux éléments : d’une part, l’épanouissement qu’a connu l’Egypte durant cette période, d’autre part, l’adoption de la loi sur la citoyenneté en 1899, selon laquelle des étrangers ont été naturalisés, dont des Arméniens, des Syro-libanais, des Turcs, des Russes, des Nord-Africains et autres

Les migrations internes et internationales des familles et des individus ont permis de réexaminer, grâce à la catégorie de la mobilité, la relation entre famille et systèmes sociaux, politiques et économiques, avec le double avantage d’avoir ainsi contribué à définir les changements qui ont affecté, au fil du temps, le sujet « famille », tout en repensant les narrations des histoires.


Hamad Al-Bassel pendant la Révolution de 1919.

Que s’est-il passé à « la famille » en Egypte ? Par cette question, Azab a conclu son intervention : « Le concept de la famille tel qu’il était au XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle a complètement disparu. Du coup, on a perdu un patrimoine de principes et de valeurs qui a autrefois forgé l’identité nationale. N’oublions pas par exemple que les premières étincelles de la Révolution de 1919 ont été déclenchées grâce à deux grandes familles : celle de Hamad Al-Bassel au Fayoum et Mohamad pacha Mahmoud à Assiout. On a également perdu une part importante du patrimoine oral qui représente un témoignage unique en son genre sur la tradition culturelle vivante, parmi les actes d’acculturation, d’urbanisation, etc. En outre, un changement a eu lieu au niveau de l’espace géographique ; autrefois, lorsque la famille vivait en cohésion, ses membres habitaient la même zone. Avec leur dispersion, on a perdu les blocs de vote lors des élections, mais aussi on a perdu tant d’expériences et de savoir-faire ».

L’histoire des familles permet, en effet, de raconter cette zone intermédiaire entre individu et groupe, entre biographies personnelles et collectives, entre autodétermination et appartenance. A partir de là se développera un filon important de recherche sur l’histoire économique, sociale, politique et anthropologique du pays.

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