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Olivier Roy : Dans le monde arabe, l’islam politique perd son attrait

Sayed Mahmoud, Mardi, 24 septembre 2019

Politologue français, spécialiste de l'islam et de l'Asie centrale, Olivier Roy est professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, où il dirige le Programme méditerranéen. Il livre ses réflexions sur les rapports entre le politique et le religieux en islam.

Olivier Roy

Italie, Correspondance –

Al-Ahram Hebdo : Votre discours sur l’émergence des mouvements isla­mistes en réaction à une laïcité extrémiste pratiquée par certains régimes arabes ressemble à l’explication donnée par certains historiens pour qui la naissance des Frères musulmans fut une réaction au mouvement d’occiden­talisation mené par des intellec­tuels égyptiens et arabes lors de la « période libérale ». Qu’en pensez-vous ?

Olivier Roy : Ce n’est pas le même cas de figure. L’apparition des Frères musulmans à la fin des années 1920 ne fut pas, à mon avis, une réaction à un processus de « laï­cisation », mais plutôt une volonté de réforme religieuse. Souvent, l’évolution de la société fait face à une résistance de la part des forces conservatrices qui peuvent appa­raître sous plusieurs formes et qui se tournent vers le passé comme pour trouver le monde idéal. Le problème des Frères musulmans a commencé quand ils ont décidé de se présenter comme un mouvement politique. Ils se sont donc impliqués dans des conflits politiques et idéologiques et ont pris une position hostile à la « laïcité ». Ce que je peux dire là c’est que la politisation des Frères musulmans leur a fait perdre leur attrait auprès de la population. Il n’en a pas été de même en Tunisie après la chute du président Ben Ali, parce que là-bas, les Frères musul­mans se sont présentés comme un parti politique conservateur, comme il en existe en Occident, ce qui leur a permis de s’engager dans des alliances politiques avec le parti Nidaa Tounès (ndlr : fondé par Béji Caïd Essebsi le 20 avril 2012). Curieusement, ces deux partis ont adopté un même discours, comme la politique l’exige.

— En tant qu’islamologue inté­ressé par les mouvements isla­mistes dans le monde arabe, com­ment voyez-vous la contradiction que l’on vit aujourd’hui où des pays ayant un héritage conserva­teur cherchent à s’occidentaliser, alors que d’autres pays ayant un passé libéral penchent vers le conservatisme ?

— Le mot-clé c’est le pouvoir. C’est la position du pouvoir qui nous permet de comprendre ce qui se passe, parce que dans vos socié­tés, tout le monde s’empresse de valider les choix du pouvoir. C’est une culture bien ancrée. Ce qui se passe en Arabie saoudite, par exemple, est lié d’un côté à la com­plexité des relations au sein de la famille royale, et d’un autre côté à des changements régionaux. Ces deux facteurs ont pesé dans les choix du prince héritier qui a opté pour la modernisation. D’ailleurs, le wahabisme n’est pas un mouvement révolutionnaire ayant un projet d’opposition ou un discours contes­tataire, donc au bout du compte, c’est le choix du prince héritier qui sera déterminant, surtout que celui-ci a misé sur un large pan de la société qui revendiquait une telle ouverture.

— Comment voyez-vous cette démarche ?

— Je suis ce qui se passe avec intérêt, et ce qui attire mon attention c’est la capacité du prince héritier à créer de nouveaux espaces sociaux et culturels. Reste à savoir comment ces changements vont s’étendre au domaine politique. Les change­ments jusqu’ici opérés n’avaient pas un prix élevé. Ce qui est curieux, c’est qu’autrefois, il était possible pour une jeune femme saoudienne de bénéficier d’une bourse gouver­nementale pour faire son doctorat à l’étranger, alors que cette même femme restait incapable de convaincre la société de son droit de conduire une voiture. Je crois que maintenant, les choses ont changé, du moins au niveau social. Le prince héritier s’est trouvé des alliés au sein de la classe moyenne instruite, qui a intérêt à l’aider dans ce projet de modernisation. Quant aux socié­tés qui suivent une course inverse, en abandonnant leur tradition libé­rale, il est sûr que le pouvoir qui les gouverne cherche à se donner une image conservatrice. Souvent, dans un pays comme l’Egypte, les insti­tutions étatiques cherchent à se don­ner cette image de gardien des tradi­tions et de l’héritage socioculturel. La clé pour comprendre la diffé­rence entre l’Egypte et l’Arabie saoudite à cet égard, c’est de consi­dérer le choix fait par le pouvoir.

— Pensez-vous que l’accession des islamistes au pouvoir, dans certains pays, ait fait perdre à l’islam politique sa popularité ?

— Sûrement, l’islam politique a perdu son image idéaliste, parce que les islamistes se présentent aux gens à travers le slogan « L’islam est la solution ». Or, dans la pratique, cette conception s’avère irréaliste. En fait, ce que l’on appelle « l’éco­nomie islamiste » n’existe pas, de même qu’il n’existe pas qu’une seule interprétation de la charia, mais de nombreuses interpréta­tions …

— Vous êtes parmi les intellec­tuels qui mettent en garde contre l’exclusion de la religion de l’es­pace public, alors que dans la plupart des sociétés musulmanes, les élites encouragent cette exclu­sion pour favoriser la laïcisation de l’Etat et de ses institutions …

— Il serait difficile d’exclure la religion tant qu’il existe ceux qui y croient. L’Histoire nous apprend que les pays les plus communistes n’ont pas réussi à exclure la reli­gion. Ce que je dis c’est que les politiques doivent conserver la reli­gion dans l’espace public comme un droit humain, une pratique indivi­duelle dans le cadre de la liberté de culte et de croyance, non comme un pouvoir exécutif ou législatif.

— Les vagues d’immigration et la montée de l’extrême droite ris­quent-elles, selon vous, d’amener l’Europe à faire appel à la religion au lieu de l’exclure ?

— L’Europe est une société plus laïque que chrétienne, et sa politique ne vise pas à exclure l’islam, mais plutôt à convaincre les musulmans, qui y vivent, de respecter la laïcité et les institutions laïques.

— Votre livre traduit en arabe, « La Sainte ignorance », a été mal compris. Qu’avez-vous cherché à dire à travers ce titre ?

— Ce que j’ai voulu simplement dire c’est qu’il existe des gens qui rejettent la culture à cause d’une mauvaise compréhension de la reli­gion.

— Les médias occidentaux sem­blent plus préoccupés par Daech que les médias dans le monde ara­bo-musulman, où l’on croit que le phénomène Daech touche à sa fin. Qu’en pensez-vous ?

— Daech n’est sûrement pas finie, cette organisation adapte son modus operandi au « djihad numérique » ou « globalisé ». D’ailleurs, Daech a commencé à créer des entités locales, comme Boko Haram au Nigeria, et ambitionne de former des groupus­cules pareils dans le Sinaï, comme ceux qui existent déjà dans le nord de l’Iraq, au Pakistan, en Afghanistan … Il est vrai que ces groupuscules djiha­distes sont plus vieux que Daech, mais aujourd’hui, ils travaillent pour son compte et en concertation avec lui. Au niveau individuel, on trouve que de nombreux djihadistes se sont ralliés à Daech.

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