Al-ahram hebdo : Edward Saïd a toujours défendu l’instauration d’un Etat palestinien et le droit de retour. Quel aspect de sa pensée vous a le plus inspirée en préparant votre discours à l’occasion de la série de conférences, organisée à sa mémoire la semaine dernière par l’Université américaine au Caire?
Lila Abu-Lughod : La conférence sur Edward Saïd à l’Université américaine du Caire a permis de faire le point sur cet héritage. J’admire l’érudition de Saïd et ses efforts inlassables pour exposer l’histoire de la colonisation sioniste de la Palestine. Avec mon père, Ibrahim Abu-Lughod, et tant d’autres, Saïd a travaillé aux Etats-Unis contre une machine de propagande puissante, machine qui a essayé d’effacer les données de base de la situation misérable de la création de l’Etat d’Israël. Cette création a entraîné la dépossession et l’expulsion, en 1948, de 800 000 Palestiniens. Israël a été construit sur ce que le journaliste irlandais, Erskine Childers, a décrit dans les années 1960 comme « The Wordless Wish » (la volonté non dite). J’ai décidé de baser mon travail de recherches sur celui d’Edward Saïd en reflétant cette injustice fondamentale.
— Votre exposé était intitulé « A Settler-colonialism of Her Own : Imaging Palestine’s Alternatives » (un colonialisme d’implantation par soi : imaginer les alternatives de la Palestine). Pourquoi ce titre ?
— Les jeunes chercheurs en études palestiniennes ont exploré un cadre qui pourrait bien éclairer la dynamique des politiques brutales d’Israël envers les Palestiniens. Je les ai suivis dans leurs recherches sur la possibilité de voir plus clairement le modèle systématique du mauvais traitement des Israéliens vis-à-vis des Palestiniens, si on reconnaît qu’Israël est un Etat colonial et d’implantations. On nous a toujours distraits par des sujets à intérêt médiatique qui n’avaient ni contexte, ni histoire, de même que par le prétexte des négociations de paix. J’ai donné comme titre à ma conférence : « Un colonialisme d’implantation », pour signaler que nous devons prendre en considération les caractéristiques spéciales et l’histoire de la colonisation sioniste de la Palestine, même si le cadre du colonialisme qui a été appliqué en Amérique du Nord, en Australie et en Afrique du Sud est davantage frappant.
— Justement, quel est votre objectif en comparant les Palestiniens aux aborigènes en Australie et aux premières nations aux Etats-Unis ou au Canada ?
— Parce qu’Edward Saïd était un éminent spécialiste de la littérature, il nous a appris non seulement le pouvoir de représentation, mais aussi le pouvoir de l’imagination humaine. J’ai pris la liberté d’essayer de penser de façon créative. Pour essayer d’ouvrir de nouvelles perspectives, j’ai décidé d’emmener le public dans un voyage imaginaire dans d’autres endroits du monde qui étaient occupés par des colons européens. Ceux-ci ont violemment envahi et ont essayé de détruire les populations locales vivant sur les territoires qu’ils voulaient pour eux-mêmes, comme en Australie, au Canada et aux Etats-Unis. C’est mon voyage en Australie qui m’a incitée à prendre cette approche. Le gouvernement australien a finalement présenté des excuses aux aborigènes pour ce qu’il leur a fait.
— Pourquoi comparez-vous ces situations avec celle de la Palestine ?
— Au Canada, grâce aux luttes des représentants des premières nations, il y a eu quelques timides efforts pour reconnaître les torts causés à ceux qui étaient présents sur ces terres avant les colons. Ces formes de reconnaissance, symboliques pour la plupart d’entre elles, sont pourtant bien loin de toute justice. La violence fondatrice de ces Etats-nations n’est pas encore abordée. Par ailleurs, les inégalités qui découlent de cette violence fondatrice sont toujours présentes. Mais c’est toujours un début, il y a certainement une ouverture. J’ai demandé au public d’imaginer l’inimaginable : un futur dans lequel Israël reconnaîtrait ce qu’il a fait aux Palestiniens.
Mais cette reconnaissance des torts causés et ces excuses sont inimaginables pour un Etat-nation qui a systématiquement chassé les Palestiniens, changé les noms des rues et adopté des lois draconiennes et discriminatoires sur la base de la race (juifs et non-juifs). Dans cet Etat, la Cour suprême refuse régulièrement de rendre les terres et biens immobiliers réclamés par des Palestiniens malgré les preuves irréfutables présentées. C’est un Etat qui refuse d’agir lorsque des colons juifs prennent les maisons des gens à Jérusalem ou brisent et défigurent les pierres tombales dans le cimetière musulman à Jaffa, où mon père est enterré. On ne peut imaginer ce genre de reconnaissance par un Etat dont les institutions refusent arbitrairement de donner des permis de voyage aux chercheurs qui souhaitent assister à des conférences, et dont les prisons débordent de jeunes Palestiniens contre lesquels aucune accusation formelle n’a été émise.
— Vous dites qu’en tant qu’anthropologue, vous n’aviez pas de solutions à donner, mais des alternatives. Quelles sont-elles ?
— Des solutions doivent être élaborées dans la durée, et à partir des conditions historiques existantes et des personnes impliquées. Mais ce n’est pas à moi de les élaborer. J’insiste sur le fait que pour commencer à imaginer une solution à cette situation profondément injuste, et pour imaginer un futur différent, il faut d’abord comprendre les racines du problème. Au fond, il s’agit d'une question morale.
L’Etat d’Israël a été fondé sur la dépossession des Palestiniens qui vivaient là. Ces personnes ont perdu leurs maisons, leurs terres, leurs entreprises, leurs communautés, leur statut social et leurs aspirations politiques. Elles ont été dispersées et sont devenues des réfugiés. Elles ont perdu leur dignité. La poursuite de la violence contre les Palestiniens qui vivent dans les parties de la Palestine historique, occupée plus tard en 1967, et de la discrimination raciste contre ceux qui ont réussi à ne pas être chassés en 1948, sont également moralement répréhensibles. La première étape consiste à reconnaître cet état de fait. Qui sait où nous pourrions aller à partir de là ?
— Vous avez dit que lorsque vous étiez jeune fille, vivant en Egypte durant les années 1950, vous étiez parmi ceux qui pensaient que Nasser allait libérer la Palestine. Pensez-vous que les choses puissent encore changer, après toutes ces années ?
— L’un des thèmes-clés de ma conférence était que le monde a changé, et que la politique de libération nationale qui a inspiré les gens dans le tiers-monde dans les années 1960 et 1970, y compris la résistance palestinienne, a probablement fait son temps. Les deux choses que je trouve passionnantes, par rapport aux comparaisons qui émergent lorsque nous pensons à d’autres nations colonisatrices, sont : que nous pouvons trouver de nouvelles solidarités politiques pour les Palestiniens, et que nous devons relever le défi d’imaginer ce que pourraient être les nouvelles formes politiques, visant à nous créer un monde meilleur. Les luttes autochtones, comme mes collègues en études amérindiennes nous disent, impliquent de nombreuses formes de résistance et de refus. Elles font usage de nouveaux instruments de droits qui n’existaient pas dans les années 1970. Et elles travaillent sur ce que l’autodétermination et la justice pourraient signifier dans le monde d’aujourd’hui. Chaque génération se trouve dans de nouvelles circonstances et doit travailler sur de nouvelles façons de lutter contre les injustices et l’indignité. Nous entrons dans un nouveau contexte.
Lila Abu-Lughod, née en 1952, fille de l'académicien et militant palestinien, Ibrahim Abu-Lughod, est professeur de Women and Gender Studies à l’Université de Columbia, à New York. Palestino-américaine, elle est spécialiste du monde arabe et a publié plusieurs ouvrages et articles sur le nationalisme et les médias, la dynamique du genre et les droits des femmes au Moyen-Orient, les politiques de la mémoire, les rapports entre culture et pouvoir, savoir et représentation, la complexité de la culture, les formes souterraines de subjectivité et de capacité d’agir des femmes.
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