« Baladi Ya Baladi ... Ana Awez Arawah Baladi » (ô patrie, j’ai hâte de rentrer chez moi et retrouver les siens). C’est le refrain d’une célèbre chanson de Sayed Darwich, exprimant la douleur des paysans égyptiens que l’on a forcés à adhérer aux rangs des troupes britanniques pendant la Première Guerre mondiale (1914-1918). C’est de ceux-là qu’a voulu parler Dr Mohamad Aboul-Ghar, médecin, intellectuel et encyclopédiste égyptien, dans son dernier ouvrage en date, Al-Faylaq Al- Masri — Garimate Ekhtetaf Nisf Million Masri (brigade égyptienne — crime à l’encontre de 500 000 paysans), paru aux éditions Al-Shorouk.
Obstétricien et gynécologue, né en 1940, Aboul-Ghar est aussi un militant politique et membre fondateur du Parti social-démocrate, qui a signé plusieurs livres en lien avec l’histoire de l’Egypte et ses habitants. Dans son nouvel ouvrage, il a voulu s’attaquer à l’histoire d’un demi-million de paysans égyptiens qui ont été forcés à travailler à l’époque au Sinaï, en Palestine, en Syrie, en Turquie, en France et en Belgique, pour le bien des forces anglaises, conformément aux archives britanniques. « Les Anglais ont recruté 3 012 ouvriers en janvier 1916 pour un travail forcé. Ce chiffre a augmenté graduellement pour devenir 24 926 en août 1916 ; ensuite 55 884 personnes en août 1917 ; 171 930 en août 1918 ; et enfin, le nombre a été un apogée en novembre 1918, enregistrant 201 012 personnes. Donc, au total, il s’agit de 456 764 personnes », selon les estimations de la chercheuse d’origine galloise, Mary Innes.
L’idée du livre d’Aboul-Ghar est de présenter une chronologie, grouillant de petits détails qui se déroulaient dans les coulisses de la Grande Guerre, à travers ses huit chapitres. L’oeuvre décrit le rôle des jeunes campagnards égyptiens qui ont dû quitter leur pays pour quelques sous. Chacun d’entre eux touchait 5 piastres par jour. « C’était vraiment comique, les paysans qui travaillaient pour l’armée britannique étaient payés par le gouvernement égyptien. Et ce n’est pas tout. Le Royaume-Uni a acquis un don de l’Etat égyptien s’élevant à 3 millions de livres sterling pour débourser les Egyptiens sur le front. Ces fermiers étaient obligés à signer un contrat de 6 mois au minimum. Tandis que les alphabètes avaient sur eux des sceaux qui prouvaient leur adhésion », poursuit Mary Innes.
L’auteur a jugé nécessaire de dévoiler ces faits, masqués tout au long des années. Et pour ce faire, il a eu sans doute recours aux paroles d’historiens et de spécialistes. Kyle Anderson, l’un des historiens à avoir abordé ce sujet critique, dénonce dans son oeuvre The Egyptian Labour Corps : Race, Space and Place in the First World War, publiée en 2021, les sévices exercés à l’encontre de ces simples citoyens. Considérés comme des esclaves, ces paysans ont souffert d’injustice et de ségrégation raciale. Pour entraver leurs mouvements, les forces de l’ordre britanniques utilisaient des menottes à charnières autour des poignets et des chevilles. Les policiers traînaient les ouvriers au sol pour qu’ils ne s’échappent pas en vue d’accomplir leurs missions : la construction des chemins de fer, l’entretien de routes, ainsi que le déchargement de bateaux.
Travail au rabais
Les fellahs venus d’Egypte étaient également chargés de conduire les automobiles sur des chemins non pavés pour transporter les denrées alimentaires. Ils déménageaient toutes sortes de matériel de guerre à dos d’âne ou de chameau avec dévouement sous les feux. Ils marchaient pieds nus, soit au milieu du désert, sur le sol brûlé du Sinaï par exemple, ou sous les pluies torrentielles d’Europe, surtout autour de février 1918. Tout cela avait des effets négatifs sur leur santé. Ils étaient contaminés par une maladie bactérienne, baptisée « la fièvre des tranchées », transmise par les poux et provoquée par les conditions de vie désastreuses. Ils souffraient d’éruptions cutanées, de maux de tête et de douleurs à la jambe et au tibia. Plusieurs étaient atteints de tuberculose, suscitée par la faible immunité et le manque de nourriture.
L’armée britannique ne protégeait pas la main-d’oeuvre qui travaillait pour elle. « Moi, je suis chrétien, tandis que les fellahs sont musulmans. Alors, pourquoi les soutenir et les préserver ? », se demandait le lieutenant Robert Venables, qui appréciait paradoxalement le travail dévoué des Egyptiens, souligne Dr Aboul-Ghar dans son livre. Pour déterminer le nombre de pertes parmi les ouvriers, on a eu recours à un comité spécial, formé en décembre 2019, présidé par Sir Timothy Hitchens (directeur des affaires politiques européennes à Londres en 2018), lequel a précisé que « 50 000 personnes ont trouvé la mort, au moment où le nombre total des Egyptiens ne dépassait pas 12 millions ».
Accès aux archives
En effet, les historiens égyptiens n’ont rien mentionné dans leurs oeuvres à cet égard. La raison ? L’accès aux documents liés aux ouvriers égyptiens était jusqu’ici très compliqué. Il était complètement interdit à Londres, en temps de guerre, de publier n’importe quel article relatif aux paysans d’Egypte. La méconnaissance historique redouble symboliquement la violence contre eux. Ajoutant à cela que les chercheurs ont été plutôt pris dans le tourbillon de la Révolution de 1919 qu’ils ont largement documentée. Donc, pour suivre les traces de ces grands événements qui remontent au passé lointain, l’auteur a récolté des informations à travers des personnes qui travaillent auprès du Musée Impérial Militaire de Londres, à savoir : Zoe Milabianki et Jane Rose. Il a miraculeusement récupéré des copies de documents, retrouvés dans les archives britanniques.
Aboul-Ghar a également recouru à l’aide de chercheurs étrangers, tels Kyle Anderson, Reinhard Schultz et Alice Goldberger. Cette tragédie a eu bien des répercussions négatives sur les plans social, économique et politique. Elle a provoqué une crise alimentaire dans les villages d’Egypte. Les conditions des paysans se sont dégradées. L’autorité britannique a acheté la totalité de la récolte de coton égyptien en 1917 à des prix inférieurs au prix mondial, dégageant des profits substantiels. Exerçant un monopole sur le commerce, elle a également confisqué les fourrages et les produits agricoles. Elle les a achetés à bas prix pour combler les besoins de l’armée anglaise. La famine a menacé les villageois de la Haute-Egypte, ainsi que les habitants du Delta. En plus, le départ des paysans avait, sans doute, des conséquences importantes sur la vie conjugale des couples, provoquant une vague de divorces. Les jeunes remplaçaient le rôle des hommes partis au front. Ils travaillaient dans les usines ou bien comme tourneurs d’obus, vendeurs de journaux et livreurs. Bien qu’ils soient très mal payés, les petits montants qu’ils recevaient étaient nécessaires pour leur survie.
Prémices d’une révolution
« Tous ces événements historiques ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. De mars à la fin avril 1919, l’Egypte a connu l’une des plus grandes révoltes paysannes de son histoire. Les forces britanniques ont dû avoir recours à la violence pour les réprimer », mentionne Aboul-Ghar dans son livre.
Ce dernier clôture enfin son oeuvre par un index bibliographique de 6 pages où il cite toutes les références requises pour sa réalisation, et par une annexe représentant le taux de mortalité estimé dans tous les gouvernorats d’Egypte. Il publie également des photos à l’appui, montrant les tombes de ces paysans.
Al-Faylaq Al-Masri — Garimate Ekhtetaf Nisf Million Masri (brigade égyptienne — crime à l’encontre de 500 000 paysans) de Mohamad Aboul-Ghar, aux éditions Al-Shorouk, 2023, 184 pages.
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