L’oeuvre de Ghali Shoukri est à la fois abondante et de qualité. Son seul roman, paru en 1985 à Beyrouth aux éditions Dar Al-Taliaa, Mawawil Al-Leila Al-Kébira (les chants de la grande nuit), ne peut passer inaperçu. (Le mawal est un genre de chanson arabe populaire traditionnel, aux rythmes lents et aux mélodies sentimentales. Mais, ici, l’auteur désigne par mawal les récits à répétition des chagrins des intellectuels).
Le roman qui vient d’être réédité, en juin dernier, par l’Organisme général des palais de la culture rappelle ainsi les préoccupations de la classe intellectuelle de l’époque.
Tout comme le critique de renom, Louis Awad, Shoukri était absorbé, pendant près d’un demi-siècle, par l’analyse du vécu des Egyptiens et des Arabes. Et ce, en se penchant sur ses domaines de prédilection, à savoir: la critique littéraire, la sociologie culturelle et l’Histoire de la pensée. Car il était incontestablement l’un des intellectuels les plus riches et les plus profonds, comme en témoignent ses contributions théoriques ou analytiques. Aucun autre intellectuel n’a approché ses terrains de spécialisation jusqu’à cette date. Qui peut oublier son étude brillante sur la dictature de l’arriération dans le monde arabe ou bien sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne « La renaissance et la chute de la pensée égyptienne moderne », ses écrits sur le thème de la contre-révolution, ou encore son ouvrage Aqwas Al-Hazima (les parenthèses de la défaite) ? En effet, il a à son actif des dizaines de livres et de publications, tous caractérisés par leur profondeur, leur exactitude, leur rigueur méthodologique et leur capacité analytique de génie, permettant de mieux saisir les divers aspects politiques, sociaux et culturels de la société égyptienne, depuis la Nahda (renaissance) du XIXe siècle.
L’intérêt accordé à l’oeuvre de Ghali Shoukri, en tant que critique et analyste, a pris le dessus sur son unique contribution romanesque, d’où la marginalisation de Mawawil Al-Leila Al-Kébira, par rapport au reste de sa production. Or, celui-ci ne doit pas être lu indépendamment des idées qui guidaient ses écrits dans leur totalité. Ghali Shoukri a réussi à décortiquer le thème de la renaissance et à analyser ses composantes, mais il l’a abordé dans ce roman à partir d’une autre perspective esthétique et créative. Et ce, dans un contexte temporel spécifique, se référant à l’essor de la renaissance et à son déclin, entre les années 1940 et 1980.
Le roman peut être considéré comme un modèle de roman politique, reposant sur la critique analytique du quotidien sociopolitique en Egypte et dans le monde arabe. Il se focalise notamment sur l’époque nassérienne, son apogée et son extinction. On peut considérer son texte comme une représentation esthétique de son idée-maîtresse sur la renaissance. Pour lui, celle-ci reposait sur la bivalence de « l’ego et de l’alter ego », en d’autres termes, sur les troubles dissociatifs de l’identité: l’authenticité et la contemporanéité, le nouveau et l’ancien, etc.
L’intellectuel et le pouvoir
L’une des préoccupations bien ancrée de Ghali Shoukri était le rapport problématique entre l’intellectuel et le pouvoir. Elle se manifeste clairement dans son roman, Les Mawawil de la grande nuit. Ghali y invoque le parcours de pas mal d’intellectuels et de militants, écrivains, poètes, critiques et autres, en leur donnant la parole. Chacun élabore son propre récit, faisant état des maux de la patrie, de ses rêves et ses défaites, souvent la source d’une souffrance irrévocable. Ces multiples récits se meuvent à l’intérieur du texte-cadre, accordant aux divers intervenants des espaces presque égaux.

A certains égards, ils deviennent des narrateurs indépendants racontant une histoire différente de l’histoire officielle, scrutant des faits et cachant d’autres qui étaient pourtant affichés au grand jour. En fin de compte, ils deviennent des porte-paroles des divers courants et tendances de la société. Pour l’écrivain, l’invasion israélienne du Liban en 1982 fut le début de la fin, c’est elle qui a enfoncé le dernier clou dans le cercueil de la renaissance. C’est essentiellement la période où se déroule le roman qui se présente comme un document riche en informations, résumant les caractéristiques d’une époque.
Ghali Shoukri y interpelle des personnalités multiples, des symboles politiques et culturels, ayant été témoins de cette période fertile, perturbée et euphorique de notre Histoire moderne. Le critique littéraire et universitaire, Hussein Hamouda, écrit à cet égard: « Ce roman met en scène des expériences et des voix diversifiées, à la fois harmonieuses et paradoxales, un grand nombre de politiciens et d’activistes, vivants ou aujourd’hui disparus, ayant façonné le cours de l’Histoire politique et culturelle du monde arabe, tels Chohdi Attiya, Ghassan Kanafani, Gamal Abdel-Nasser, Rached Khaled, Ali Fouda, Ismaïl Al-Mahdawi, Moustapha Khamis et Amal Dounkol ».
Une fresque sociopolitique et culturelle
Les Mawawil de la grande nuit n’est pas sans rappeler le sort tragique du militant communiste, mort sous la torture dans la prison d’Abou-Zaabal en 1960.
Shoukri s’attarde également sur le soulèvement des villageois de Kamchich, en 1966, contre le système féodal; il évoque le souvenir de Salah Eddine Hussein, le leader de cette révolte paysanne dans l’un des chapitres de son roman. Alternant entre monologues et dialogues, on se retrouve souvent en face d’une spirale fermée, du point de vue structure. Les événements sont parfois alourdis par les aveux. Les narrations revêtent la forme de lettres ou de messages ouverts. Ceux-ci deviennent pour ainsi dire des témoignages sur sa propre histoire et celle des autres. Un document important sur l’interaction entre tous ces personnages et sur une époque très riche en événements, comme l’a précisé le critique littéraire, universitaire et traducteur, Hussein Mahmoud, dans un article publié dans la revue culturelle Al-Qahira (Le Caire) en 1995.
Ghali Shoukri est resté fidèle à lui-même dans tout ce qu’il a écrit. Il a toujours porté les maux du pays sur ses épaules, rêvant d’un avenir meilleur. Dans les pires moments de désespoir et de frustration, il enfilait l’habit du résistant et arborait sa plume créative. Il dépassait l’arriération par l’imagination et la pensée critique, tous azimuts.
*Essayiste et critique littéraire
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