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Mohamed Salmawy : Du noir pour ressortir le blanc

Dina Kabil, Mardi, 09 février 2021

Ecrivain et éditorialiste à grande popularité, Mohamed Salmawy développe dans son nouveau livre l’humour qui lui est particulier. Dans Al-Afrita, il rassemble ses articles où il glorifie ironiquement le chaos administratif, le terrorisme ou le racisme pour toucher aux failles de la société.

Mohamed Salmawy : Du noir pour ressortir le blanc
L'écrivain et journaliste Mohamed Salmawy.

Al-Afrita est le titre bien joué du livre de Mohamed Salmawy. Parce que dès le seuil du texte, il utilise un nom de l’arabe populaire qui rappelle d’un clin d’oeil la technique utilisée dans tout le livre. Al-Afrita est le terme donné au négatif, celui qui, dans le temps, servait à développer les photographies. C’est l’ère de l’avant-numérique. « Sur le négatif, les couleurs sont vice-versa, le noir y est blanc et le blanc y est noir, et à partir de ces couleurs opposées, une photo est imprimée correctement », explique l’auteur au début du livre. Ce jeu de miroirs entre noir et blanc, Salmawy l’a parfaitement utilisé pour écrire des articles sarcastiques dans le quotidien Al-Masri Al-Youm. Au lieu d’adopter le rôle classique des éditorialistes qui hurlent, s’indignent et accusent, Salmawy, lui, loue la vie bureaucratique, les pots-de-vin et le chaos dans la rue égyptienne qui produit systématiquement des accidents de route par exemple. Il fait l’éloge du gouvernement dans toutes les mesures qu’il entreprend contre le citoyen, de la vie parlementaire ou des référendums tous faits aux fameux résultats à l’unanimité. Il s’agit d’un humour pince-sans-rire qui est une forme particulière d’humour, caractérisée notamment par l’air et le ton sérieux de la personne qui en fait preuve.

Ces articles, publiés avant la Révolution de 2011 et rassemblés dans ce livre, font partie d’une presse émergente et indépendante qui cherchait des formes d’expression nouvelles, plus influentes et plus proches des lecteurs. L’on se souvient d’une rubrique réussie qui s’intitulait « Une nouvelle qui n’a pas eu lieu » et où l'on publiait les aspirations de changement dans le pays.

Mohamed Salmawy, avec son « humour anglais », connu des proches ou des collègues lorsqu’il gérait la rédaction d’Al-Ahram Hebdo, répondait bel et bien à l’exigence du moment. Formé à Cambridge, connaisseur de la littérature anglaise, à la fois romancier et journaliste spécialisé dans les relations internationales, Salmawy a surtout écrit pour le théâtre dans la vague connue du théâtre de l’absurde. Armé donc d’une culture sophistiquée, il recourt dans ses articles à la noirceur et à l’absurde. Ses colonnes ont gagné un franc succès, il s’y adresse à un lecteur intelligent qui capte les sous-entendus. On dirait à première vue qu’il prend le parti du « mainstream » ou de la corruption, mais au bout de l’article et avec ses pince-sans-rire connus, le lecteur ne tarde pas à retrouver et partager les failles du système.

Ironie et sarcasme

Or, le lecteur ne serait pas pris au piège, il comprendrait les messages enveloppés lorsque l’auteur défend la liberté d’expression en s’opposant à la censure religieuse des oeuvres de l’art de sa même façon ironique, ou le discours de l’oppresseur joué par les Etats-Unis dans ses positions de conquérants tout en mettant le masque du défenseur des droits de l’homme. Le lecteur se rendra compte de la critique lue nettement en filigrane contre l’ennemi israélien tout le long du livre, car Salmawy est contre toute séparation sectaire, tout fanatisme quel qu’il soit. Il intitule un papier « Les chiites sont plus dangereux qu’Israël », là, il s’oppose judicieusement à la campagne médiatisée contre les chiites, tout en oubliant que ce sont des musulmans comme les sunnites.

Mohamed Salmawy : Du noir pour ressortir le blanc

Dans un papier intitulé « Une avidité sans pareil », le lecteur penserait peut-être que l’auteur s’attaque aux jeunes Egyptiens migrants disparus au large de la Méditerranée. Tandis qu’il était sans doute choqué par les propos d’une personnalité à la tête de l’institution religieuse en Egypte qui a décrit les jeunes décédés de « cupides ». Salmawy répond à l’accusation de cupidité et écrit avec son ironie poignante un plaidoyer pour une jeunesse égyptienne dépaysée qui était sur le point d’éclater : « Si ces jeunes morts au large de la mer étaient plus désintéressés, ils auraient trouvé en Egypte beaucoup d’opportunités, mais ils les ont tous refusées avec arrogance et suffisance. Premièrement, ils auraient dû rester dépendant de leurs familles et de la société et ne pas voyager pour gagner leur vie, une fois que les portes leur sont fermées en Egypte. Ensuite, ils auraient dû recourir à l’extrémisme et au terrorisme pour se venger de la société qui les a privés de l’un de leurs droits naturels les plus importants stipulés dans la Déclaration internationale des droits de l’homme, à savoir le droit au travail. En troisième lieu, ils auraient dû recourir au vol, à l’escroquerie ou à tout autre moyen de déviation qui aurait pu leur rapporter un minimum de revenu .... ».

Salmawy n’enlève pas son masque ironique jusqu’à la fin de son article, il conclut que ces jeunes sont au summum de l’égoïsme. Cela n’empêche que cette tendance audacieuse d’épouser le point de vue contraire, de feindre de prendre le parti pris du noir, de l’obscur, pour ressortir le blanc, a causé des problèmes à son auteur. Comme lorsqu’à la suite de l’attentat armé contre l’église des deux saints, il a publié dans le journal son article sur les coptes, ou les chrétiens orthodoxes d’Egypte, connus en tant que fondateurs de l’Egypte et dont le vrai nom provient d’Egyptos ou coptes. Salmawy l’a intitulé « Que font les coptes ici ? » et y a procédé à l’instar des fanatiques musulmans qui considèrent que l’islam est la source des législations dans le pays qui n’a pas de place pour les non-musulmans. « Que font tous ces coptes, quel que soit leur nombre, chez nous ? Suffit-il que leurs ancêtres aient construit quelques pyramides, et un nombre de temples en Haute-Egypte, pour qu’ils aient droit de vivre sur les terres d’Egypte ? ».

Ainsi, l’auteur a-t-il bien contrôlé son argument ironique à tel point qu’il a reçu des lettres de colère des coptes vivant à l’étranger. Mais il a tout de suite réagi dans sa rubrique hebdomadaire en publiant les remerciements et les éloges de la majorité des lecteurs éclairés qui ont capté la position de Salmawy, celle d’un écrivain éclairé qui se place contre tout ce qui est médiocre.

Al-Afrita (le négatif), de Mohamed Salmawy, GEBO, Le Caire 2020.

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