« Epuisante », « intense », « exténuante », « éreintante », « éprouvante », « difficile à juger ». Tels sont les adjectifs que de divers lecteurs ont employés pour évoquer leur impression sur la dernière oeuvre en date de l’écrivain Ahmad Mourad, Lokandet Bir Al-Watawite (l’auberge des chauves-souris). Le roman ne manque pas d’idées. C’est sûrement la pertinence des questions qu’il soulève qui pousse les lecteurs à atteindre les dernières pages. L’originalité du sujet n’empêche la lutte épuisante ressentie, pendant la lecture. En fait, c’est une expérience qui ressemble au ralentissement d’un film où l’auteur ne cherche pas à révéler une vérité, mais à nous placer devant celle de notre perception. En poursuivant la lecture, notre capacité imaginative augmente, face à la quantité d’informations, de façon paradoxale, car plus on se sature de données et d’images, plus la vision devient floue.
L’oeuvre raconte l’histoire d’un photographe judiciaire qui habite une auberge située dans le quartier populaire de Sayéda Zeinab, en 1865. Il tente de résoudre l’énigme d’une série de meurtres dont les victimes sont des proches du khédive Ismaïl, et ce, avant la création de la police officielle. Il découvre, au cours de son enquête, que la liste des personnes ciblées se termine par lui-même. Sous forme de mémoires, les zones de passage entre vie privée et vie publique sont très étroites. Pendant la restauration de cette même auberge, en 2019, ces mémoires ont été découverts sous les ruines du bâtiment.
Un roman brutal, cruel vers la fin, il parle à la fois d’amour, de crimes, de vengeance et de survie. Et ce, dans un style lourd, labyrinthique, servant à dessiner des personnages qui ne manquent ni de densité ni d’intérêt. L’auteur se prête à une union entre féerie, superstition et délire ; il se laisse emporter par les mots. C’est là qu’excelle Ahmad Mourad, dans le brutal, le cru, dévoilant les non-dits, brisant les tabous, faisant tout pour choquer, allant jusqu’à utiliser un langage pornographique, mêlant la violence à la jouissance.
Auteur de Vertigo, Poussière de diamant et L’Eléphant bleu, pour lequel il a été nominé sur la liste finale du prix Booker arabe, Mourad a fait des études à l’Institut du cinéma. Il est aussi scénariste, graphiste et photographe. Ses écritures ressemblent à des scripts de films. Et son genre préféré est le thriller qui satisfait au mieux son désir de souligner l’effet dramatique des événements, d’extérioriser la colère des personnages, de s’enfoncer dans les tourments internes et les mécanismes secrets par lesquels les esprits fonctionnent.
Dans sa dernière oeuvre, l’auteur choisit les mémoires comme type de narration, cette écriture du diariste renforce l’effet d’inquiétude, fait croître le malaise du héros. La mort entamée traverse et clôt le livre. L’auteur des mémoires incarne la figure d’un être en souffrance, qui se dérobe à une douleur qui le consomme de l’intérieur. Cela étant, son récit devient la mise en fiction de sa lutte interne. Il est à la fois le patient et l’analyste ; l’écriture est pour lui « une épuration ». Le narrateur entre dans la peau du personnage principal et se sert de la narration comme un processus de justification de soi.
Un roman noir
Pour certains critiques, cette oeuvre peut être classée comme un roman noir, ce sous-genre du roman policier possède ses propres critères et génériques. Dès son apparition dans les années 1920, le roman noir est devenu pour plusieurs auteurs le moyen d’ausculter la société, le substitut du roman social, du journalisme ou du travail d’historiens. Il comporte une forte dimension de critique sociale, c’est une littérature de la revendication, de la transgression et de la critique.
Cette littérature du réel et de la dénonciation donne une vision particulière au crime. Avec une telle intrigue, la criminalité, le style de narration subjectif, les frontières s’estompent entre le narrateur et le personnage principal. Il esquisse un univers sombre et angoissant, dresse un regard pessimiste et bouleversant sur la société. Les châteaux, les ruines, les cimetières servent de décor pour une époque historique riche d’événements.
Il dépeint les conflits entre les diverses classes sociales, à travers le personnage du tueur en série, qui prend plaisir à narguer les enquêteurs. A la manière d’un cameraman, il décrit les faits avec la nudité d’un rapport de police, joue le rôle d’autobiographe, d’historien, associant le témoignage individuel et le contexte socio-historique d’une époque. L’enjeu du roman est de refléter cette rage de l’écrivain, son arme de combat contre une société qu’il ne cesse de critiquer.
Au fil de la lecture, la résolution de l’énigme passe au second plan, au profit de la réflexion interne sur les origines du crime, à savoir : le contexte social et historique. Et ce, dans une tentative de prouver que le crime n’est qu’une conséquence de la structure sociale existante. Ainsi, l’oeuvre devient un portrait de la société et tente d’affirmer que l’assassin est en fait tout un système. Il ne s’agit donc pas de l’histoire policière traditionnelle où le crime est un acte individuel.
Cette oeuvre complexe, conjuguant fiction et réel, style littéraire et codes narratifs, est à la fois poignante et très bien documentée. L’auteur, témoin des événements, ressemble à un reporter ou à un historien qui fouille dans les archives. A travers le meurtre qu’il cherche à déchiffrer, Mourad s’interroge sur la condition humaine et sur l’existence. Il part de l’hypothèse d’un ordre qui ne recule devant rien, de personnages souffrant de solitude.
L’écriture ne correspond pas aux schémas habituels. Il y a l’inquiétude qui se fait chaque jour plus intolérable, le deuil omniprésent, une mélancolie profonde. Sur fond de meurtres, de violence, d’angoisse, d’horreur, le lecteur espère, en vain, un moment de rédemption, de grâce, qui ne vient jamais.
Lokandet Bir Al-Watawite (l’auberge des chauves-souris) d’Ahmad Mourad, aux éditions Al-Shorouk, 2020, 254 pages.
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