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Les paroles éternelles de Tolstoï

Rasha Hanafy, Mercredi, 16 septembre 2020

Le quatrième volume de la traduction arabe du journal intime de l’écrivain russe Léon Tolstoï est paru récemment aux éditions Afaq. Il fait partie d’un travail colossal, en 6 tomes, qui s’étend de 1847 à 1910. Un document humain et historico-littéraire.

Les paroles éternelles de Tolstoï

C’est la première fois que le journal intime de Léon Tolstoï soit entiè­rement traduit en arabe. Seuls quelques extraits ont été déjà publiés en anglais et en français. Le lecteur arabophone peut donc désormais s’en délecter, grâce au projet ambitieux de la maison d’édition égyptienne Afaq, qui entreprend la traduction des 6 tomes de cette oeuvre colossale.

Al-Yawmiyate ou le journal intime, qui s’étend de 1847 jusqu’en 1910, a été traduit vers l’arabe par l’Egyptien Youssef Nabil.

La publication des différents tomes a commencé fin 2019, et l’on est aujourd’hui au cinquième, lequel vient de paraître il y a à peine quelques jours. Sans doute, ce journal intime nous plonge dans les détails de la vie de cet écrivain hors pair, son point de vue sur ses différentes lectures, ses observa­tions, ses regrets et ses réflexions sur ses propres oeuvres ainsi que leur développement.

Le quatrième volume s’étale sur la période comprise entre 1896 et 1903. L’écrivain avait donc entre 68 et 75 ans, d’où son attachement à la vie spirituelle et son désintérêt pour la vie matérielle. On peut dire que l’aspect philosophique domi­nait Tolstoï en cette phase de sa vie. En terminant ses notes, en fin de journée, il mentionnait la date du jour suivant, indiquant toujours entre parenthèses (si je vis), comme pour nous promettre qu’il conti­nuera le lendemain, s’il est encore vivant.

On peut remarquer également dans ce volume une prise de posi­tion bien claire quant à son activité sociale, cela se manifeste dans l’aide qu’il apporte aux ouvriers, aux paysans, aux opprimés et aux membres du groupe pacifiste des Doukhobors (Ndlr : lutteurs de l’esprit en russe). Il s’agit d’un groupe qui rejette le gouvernement des hommes, le clergé, les icônes, tous les rituels ecclésiastiques, les écrits bibliques autres que les quatre Evangiles et le caractère divin de Jésus de Nazareth. Ils sont persuadés que nul n’a besoin d’in­termédiaire entre Dieu et l’homme. Tolstoï les qualifiait de « meilleurs fermiers en Russie ».

Le 14 septembre 1896, Tolstoï écrit : « Pourquoi les crapules sou­tiennent-ils le despotisme ? Parce qu’ils se sentent mal en présence d’un gouvernement idéal, qui réa­lise des exploits. Mais avec le des­potisme, tout peut arriver ». Le 6 février 1901, il écrit : « Avant quoi que ce soit, il nous faut mettre fin à la tromperie que le gouvernement pratique constamment contre nous, quand il affirme que tout son tra­vail est pour la stabilité et le bien des gouvernés. La vérité est que c’est pour son propre intérêt, qui consiste à voler les gouvernés ou à les mettre sur le mauvais chemin tout en les convainquant que c’est en leur faveur ».

Rejet du matérialisme

Le côté théologique n’est pas à négliger dans son oeuvre immense. Ce qu’il voulait communiquer au monde pourrait se résumer dans cette phrase de ce journal intime, écrite le 3 février 1898 : « Si tu as la force d’être actif, que ton acti­vité soit celle de l’amour pour autrui. Si tu es faible, que ta fai­blesse soit une faiblesse d’amour » et « Le sens de la vie est de faire la volonté de Celui qui nous a envoyés dans ce monde, de qui nous sommes venus et à qui nous retournerons. Le mal consiste à agir contre cette volonté et le bien à l’accomplir », ou encore : « Le sens de ma vie dépend de l’explication que je me fais de la volonté de Dieu avec le secours de ma raison ».

Et le 27 avril 1898, on peut lire : « Mon réveil a consisté dans le doute qui m’est venu de la réalité du monde matériel, monde, qui, dès lors, a perdu pour moi toute son importance ».

L’auteur de Guerre et paix dénonce toute relation de la vio­lence à la religion : « La vraie religion peut exister dans toutes les prétendues sectes et les hérésies, elle ne peut certainement pas exis­ter où elle est jointe à un Etat utili­sant la violence ». Tolstoï prônait le travail manuel, la vie au contact de la nature, le rejet du matéria­lisme, l’abnégation personnelle et le détachement des engagements familiaux et sociaux. Pour lui, la simple communication de la vérité d’une personne à une autre ferait disparaître toutes les superstitions, les cruautés et les contradictions de la vie.

Les trois premiers volumes

Léon Tolstoï (1828-1910) est célèbre pour ses romans et nou­velles qui racontent la vie du peuple russe à l’époque des tsars. Il est connu aussi pour ses essais, dans lesquels il critiquait les pou­voirs civils et ecclésiastiques et voulait mettre en lumière les grands enjeux de la civilisation.

En 1847, il a commencé à rédiger son journal intime qu’il nourrissait quotidiennement. Il y était sou­cieux de communiquer ses idées et ses conceptions sur la religion, la morale et la société. Il n’y a pas manqué de critiquer l’Etat et l’Eglise, de dénoncer l’oisiveté des riches, la misère des pauvres, la guerre et la violence.

Le premier volume s’étend de 1947 jusqu’en 1957. C’est une période orageuse de la vie de Tolstoï, où il souffre de graves troubles moraux, intellectuels et psychologiques. Ce volume témoigne également des débuts de son oeuvre littéraire, son service militaire, ses voyages en Europe et sa pleine dévotion à la littérature.

Le deuxième volume, de 1858 à 1889, enregistre sa recherche d’une femme pour fonder une famille, les détails de son mariage avec Sophia et les problèmes qui ont explosé entre eux, et l’écriture de certaines de ses oeuvres les plus importantes.

Le troisième volume, de 1890 à 1895, témoigne de la vision de Tolstoï sur la philosophie de non-résistance et de la complication de sa relation avec Sophia.

Et le cinquième volume, qui vient de paraître en arabe, couvre la période allant de 1904 à 1907, au cours de laquelle Tolstoï a écrit certains de ses articles sur la révo­lution de 1905. Le sixième, qui est à paraître en arabe, évoque la période entre 1908 et 1910, puisque l’écrivain s’est arrêté de nourrir son journal intime, seulement trois jours avant sa disparition à cause d’une pneumonie.

En lisant ce journal intime aujourd’hui, on remarque que le monde souffre des mêmes pro­blèmes et dilemmes chroniques. L’oppression, la pauvreté, l’inéga­lité, l’injustice, le racisme, la guerre, la violence et l’abus du pouvoir étatique, administratif ou religieux font toujours couler beau­coup d’encre.

Al-Yawmiyate ou Le Journal intime de Tolstoï, aux éditions Afaq, 2020, traduction de Youssef Nabil, 518 pages.

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