Le journaliste et présentateur de télévision, Ahmad Khayr El-Din, a rassemblé plus de 5 000 lettres chez les bouquinistes du Caire. Il a ensuite sélectionné quelques-unes pour tisser son ouvrage Bi Elm Al-Wossoul (courrier avec accusé de réception), publié récemment aux éditions Al-Shorouk.
Pendant deux ans, il a vécu avec le contenu de ces lettres que des gens ordinaires ont échangées entre 1920 et 1990. Et ce, dans le but d’observer les transformations sociales et les formules d’expression écrite. Les gens y racontaient leurs souvenirs, leurs histoires personnelles et leurs sentiments, comme le font tous les Egyptiens. « Je ne suis pas Abbass, le facteur ou Al-Bostagui dans le texte de Yéhia Haqqi (ndlr : une nouvelle publiée dans un recueil en 1956), mais je partage son obsession d’ouvrir les lettres et de découvrir la vie des gens. Je compare les lettres et je suis le langage et son évolution. Je suis influencé par les diverses manières de s’exprimer, qu’il s’agisse d’amour, de fraternité ou d’amitié. Je fais le tour d’un bouquiniste à l’autre, d’un message à l’autre », explique Khayr El-Din dans l’introduction de son deuxième ouvrage, après le recueil de nouvelles publié en 2017, Min Al-Chibak (de par la fenêtre).
La relation de Khayr El-Din avec les lettres a commencé dès sa tendre enfance, parce que son père est parti travailler dans une monarchie du Golfe et leur envoyait souvent des lettres. Il y racontait sa vie à l’étranger et s’enquérait des nouvelles de ses enfants.
Echanger les lettres est, donc, une habitude chez l’écrivain, surtout pendant les années 1990, avant l’existence des téléphones portables et des nouveaux moyens de communication. Dès le début du XXe siècle et jusqu’aux années 1990, les lettres étaient l’un des moyens les plus récurrents pour échanger les nouvelles avec les siens.
Il y a quelques années, en cherchant des références chez les bouquinistes pour un article journalistique, Ahmad Khayr El-Din a trouvé d'anciennes lettres échangées entre plusieurs Egyptiens. Il a alors décidé de les collecter, par curiosité. Né à Damiette en 1987, il avait obtenu un diplôme de langue arabe et d’études islamiques à l’Université de Mansoura, dans le Delta.
« J’ai commencé à classer les lettres par destinataires, sans mentionner les détails concernant leurs identités. Tout ce qui m’intéressait était de suivre une expérience humaine, car ces lettres racontaient en quelque sorte l’histoire d’une époque, d’un point de vue social. J’ai remarqué que les termes utilisés ont changé ainsi que les façons de s’exprimer, en fonction des conjonctures politique et économique », indique Khayr El-Din, toujours dans la préface du livre.
Les documents d’une vie
Les lettres des années 1940 et 1950 sont rédigées dans un style bien travaillé. On a souvent recours à des titres comme bey, pacha ou hanem pour s’adresser aux hommes et aux femmes. De quoi donner l’impression que ceux qui ont ces lettres avaient des manières très élégantes et se promenaient parmi les hôtels de Ras Al-Bar et d’Alexandrie, ou assistaient à des cérémonies pour sélectionner les reines de beauté et à des soirées de gala.
Pendant l’ère nassérienne, le langage des lettres était encore plus simple, sans analogies complexes. Les auteurs y abordaient les détails de leur vie quotidienne et de leurs sentiments, mais il y avait toujours l’ombre de Nasser, de la révolution, de la nationalisation, de la guerre du Yémen ou de la défaite de 1967.
Puis, avec l’ouverture économique sous Sadate, plusieurs Egyptiens sont partis au Golfe. Les lettres entre maris et femmes abondent de nouvelles sociales mais aussi de blagues sexuelles. Certains envoyaient même des lettres séparées, adressées aux enfants, alors qu’ils réservaient d’autres à leurs épouses.
Il y avait la peur d’être oublié par ses propres enfants, mais surtout pas mal de discussions sur l’argent envoyé par le chef de famille et ce qu’il fallait en faire.
Les lettres de cette période comprenaient aussi des débats sur l’émergence des groupes islamistes et leur action au sein des universités.
Le livre révèle ce qui est arrivé aux Egyptiens, au fil des ans, par le biais de leurs correspondances. Comment l’Egypte est devenue une société de consommation, et comment les familles ne parlaient que de choses matérielles. Avec le temps, les moyens de communication évoluent énormément, mais le sentiment de solitude s’accentue tous les jours.
Le livre n’est pas un roman. C’est un voyage dans les maisons égyptiennes, qui en dit long sur les mutations sociales.
Bi Elm Al-Wossoul (courrier avec accusé de réception), par Ahmad Khayr El-Din, aux éditions Al-Shorouk, 2019, 241 pages.
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