Les cercles des écrivains et intellectuels vont pour longtemps pleurer la perte du « jeune » maître Edouard Al-Kharrat. Parce qu’au-delà d’une oeuvre de référence qu’il a léguée aux générations d’écrivains, il est une figure rare d’écrivain-aventurier, qui n’a cessé d’explorer les limites des lettres tout en jouant le rôle de critique assidu pour ses camarades de route.
Très tôt, il s’est ouvert aux différents aspects de la culture : poésie, arts plastiques, roman, nouvelle, traduction et critique littéraire érudite. Ainsi il a présenté à la scène littéraire les poètes et écrivains de la génération des années 1970, dont les débuts étaient difficiles après la génération iconique des écrivains des années 1960.
Al-Kharrat y a célébré le goût de l’expérimentation, de la transgression des tabous et de la désacralisation du langage pour explorer des horizons nouveaux. Le romancier Mahmoud Al-Werdani, qui a commencé à publier dans les années 1970, se rappelle dans son témoignage, à la suite de la mort de Kharrat, comment il était positivement choqué, lorsqu’il est allé lui rendre visite et a découvert qu’il consacrait des dossiers à chaque écrivain, même s’ils ne sont que de jeunes talents, pour suivre leurs travaux et les présenter aux lecteurs dans la presse et dans ses ouvrages critiques.
Dans les années 1960, il avait repris la trilogie de Mahfouz d’un point de vue critique, comme le raconte le critique et professeur de littérature arabe, Gaber Asfour, d’une manière qui lui est propre, en focalisant sa critique sur l’aspect mythique de la trilogie, et l’analyse de la société patriarcale qu’elle reflète. Bien plus tard, il a présenté « la sensibilité nouvelle » des écrivains des années 1990, en célébrant l’écriture des jeunes écrivains femmes (comme May Al-Telmessani, Sahar Al-Mogui, Nadine Chams et Nora Amin) et en mettant en avant la tendance moderniste de l’écriture à transcender les genres.
Dans sa propre écriture, il a été parmi ceux qui écrivent des récits qui vont au-delà de la classification littéraire stricte, entre roman, nouvelle et poésie. Il est facile de trouver chez lui des structures qui amalgament poésie et théâtre au coeur du roman.
A l’encontre de nombreux écrivains qui se replient sur leur oeuvre et lient avec les jeunes écrivains des rapports hautains de maître-disciples, Al-Kharrat était parmi les premiers à célébrer les nouvelles tendances et les nouveaux talents, à l’instar du recueil de nouvelles Khoyout Ala Dawaër (des lignes sur des cercles) de Waël Ragab.

Quant à son écriture érudite et pluridimensionnelle (à noter que son écriture érudite, très recherchée et innovatrice de la langue, a été largement louée par la critique), il la doit à la pensée copte orthodoxe, à l’histoire ancienne, à la psychanalyse et sa formation marxiste. A ses débuts dans les années 1940, il réalise des projets en duo avec le peintre Ahmad Morsi, mariant poésie et peinture dans un tout homogène. Engagé dans le mouvement trotskiste, il participe au mouvement estudiantin de 1946. Formant avec un groupe d’intellectuels l’école d’Alexandrie, il se lie d’amitié avec le groupe des surréalistes égyptiens qui réclamaient l’indépendance et la liberté, tout en fouillant dans l’âme humaine et refusant le modèle de la pensée bourgeoise.
La professeure de littérature comparée à l’Université de New York, Hala Halim, qui a réalisé une recherche sur le rapport de l’école d’Alexandrie avec les surréalistes, souligne combien Al-Kharrat était fidèle à son goût de l’expérimentation. Elle rappelle qu’il a écrit son premier livre en 1959, et s’est arrêté pendant une vingtaine d’années parce qu’il n’était pas convaincu de la littérature du réalisme social, et n’a pas voulu trahir ses convictions littéraires.
Son recueil de nouvelles Al-Hitan Al-Aliya (les hauts murs, en 1959) fut un tournant dans la littérature arabe de l’époque, créant un univers mariant réel et fantastique et adoptant un langage novateur. Son univers narratif puise largement dans ses souvenirs de la ville d’Alexandrie, dans l’histoire collective, les mythes et la mémoire copte. Quelques-uns de ses chefs-d’oeuvre ont été traduits en français par Actes Sud, comme Les Pierres de Bobello en 1999 et Alexandrie, Terre de Safran en 1986 .
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