« Ménein » en dialectal égyptien peut être traduit par « vous êtes d’où ? », mais également par « comment y aller ? ». D’où la pertinence du titre de l’actuelle exposition du plasticien italien Daniele Manno, au centre communautaire d’Al-Khalifa, ou Al-Mostawsaf (le dispensaire), comme on l’appelle dans le quartier. L’artiste d’origine sicilienne vit essentiellement à Bruxelles depuis 2009, mais a passé un peu plus de deux ans au Caire, avant de rentrer de nouveau en Belgique en juin dernier. D’une part, il a lui-même du mal à répondre à la première question ; d’ailleurs ce n’est jamais simple d’apporter une explication claire, notamment quand on privilégie les parcours itinérants et atypiques.
Et d’autre part, dans ses oeuvres récentes, il s’inspire beaucoup du chaos spontané, qu’il a découvert une fois arrivé au Caire. Un chaos où chacun trouve sa place, et jongle au quotidien pour faire avec. « J’étais épaté de voir le nombre de personnes prêtes à m’indiquer quelle direction prendre, lorsque j’étais à la recherche d’une rue », dit-il. A chaque fois, il y avait un nombre inouï de volontaires essayant de répondre à l’interrogation « Ménein ? », mais aussi de l’aider à se retrouver au sein du chaos. « J’ai pris l’habitude de me promener tous les jours de 2 à 3 heures à pied, et en rentrant, j’esquissais rapidement mes souvenirs de promenade à l’encre de chine, sur papier ou directement sur la toile, en mettant une musique en boucle », raconte l’artiste, qui a effectué des études en philosophie et sciences de la culture, avant de fréquenter des écoles d’art à Bruxelles.

Il a donc décidé de contempler le chaos et de s’y enfoncer; il s’est même choisi comme nom d’artiste Maninel Kaos, ce qui signifie littéralement en italien « la main dans le chaos ». L’été dernier, il a voulu partager son expérience égyptienne avec le public cairote avant de partir, alors il a exposé au musée Mokhtar des oeuvres qui nous ont emmenés dans les divers quartiers et villes qu’il avait visités pendant son séjour, des dessins à l’encre de chine, ainsi que d’autres réalisés sur tissus, suivant la technique de Khayamiya (traditionnels patchworks égyptiens).
Ne tenir qu’à un fil
Les personnages flottent dans le vide, se prêtent à toute sorte d’acrobaties pour se faire une place, fusionnent avec la foule compacte, se frayent un chemin. Ils sont suspendus, légers, comme sur un fil. Contrairement à son travail antérieur, de style plus figuratif, l’artiste a voulu se présenter comme le cartographe du chaos contemporain. Il n’a cessé de traquer les corps exclus, les mouvements divers, les regards, les signes de têtes, les allers-retours… « La station Ramsès, là où il y a la gare centrale, est l’un des endroits les plus chaotiques au monde. On y entend crier les noms de toutes les villes d’Egypte. Pour circuler, tu dois suivre le flux des gens, tu ne peux pas être libre de prendre la direction que tu veux, mais plutôt il faut respecter les règles du jeu. C’est une accumulation d’hommes, tandis que Attaba, c’est une accumulation d’objets, un flot de marchandises qu’on cherche à transporter. Au Fayoum, c’est la nature, les animaux domestiques, etc. Le rythme est plus au ralenti », fait remarquer l’artiste, qui tente de moduler les éclats sombres des corps, ceux-ci portent davantage la couleur noire, notamment les oeuvres sur Fayoum, montrées dans l’exposition en cours, où il y a des thématiques empruntées à celle d’avant, avec sans doute quelques modifications. Une vieille dame trône sur le sol, avec des lunettes et un foulard noir, deux autres personnages sont cachés derrière leurs tchadors: un homme et une femme, enfermés dans leurs propres prisons. Et beaucoup plus haut, survole La Joconde Saïdie (de la Haute-Egypte), aux influences légèrement pharaoniques, confectionnée sur un tissu en couleurs.
Bricolage identitaire
Dans l’actuelle exposition, on ne passe plus d’un quartier à l’autre, comme était conçue la scénographie de la précédente, même si l’on y retrouve toujours le chaos habituel. Cette fois-ci, les oeuvres volent, bougent, elles sont suspendues, à l’aide de cordes en plastique, car on n’a pas le droit de les accrocher aux murs anciens du bâtiment qui remonte aux années 1920. On y ressent aussi les échos d’un projet sur lequel Maninel Kaos est en train de travailler, traitant des identités hybrides. « L’identité n’est pas figée une fois pour toutes. Peut-être que la question se pose ici de manière différente en Egypte, car il y a une multiplicité de couches donnant lieu à une identité perméable. Ainsi, en marge de l’exposition, l’architecte Gawad Hachich fait une intervention sur ce que c’est d’être un Egyptien aujourd’hui », précise le plasticien, ajoutant: « J’ai déjà interrogé plusieurs personnes vivant à Bruxelles sur leurs histoires d’appartenance identitaire, des Afghans, des Syriens, des Marocains, des Français, des Italiens, des Egyptiens, des Kurdes, des Palestiniens, et ce, dans le cadre d’un projet financé par une bourse du fonds Fanak, pour la mobilité des artistes et des opérateurs culturels. Je suis censé dresser des cartes mentales à partir de ce qu’ils ont confié ».

Les murs de l’ancien bâtiment accueillent des pièces de Khayamiya.
Ayant déjà créé plusieurs projets socioculturels, tel le Musée éphémère de l’exil, où des artistes collaborent avec des exilés pour façonner des corpus hétérogènes et pluridisciplinaires, en Egypte, il a surtout coopéré avec les artisans de Khayamiya, afin de transformer leur production en objets d’art, au lieu d’objets décoratifs. En exécutant les sketchs qu’ils leur envoient régulièrement, ils les incitent à focaliser sur des sujets du quotidien, mais aussi à s’attarder sur les menus détails, les traits des personnages et leurs mouvements. « Ils sont très forts sur les lignes et les formes géométriques, qu’ils ont apprises de père en fils. Cependant, ils continuent à dessiner un Caire bucolique qui n’existe plus, avec des motifs végétaux, etc. ». Plus réticents au départ, ils ont fini au bout de quelques mois par s’immerger dans son monde plus vif et chaotique, où l’on ne sait pas sur quel pied danser, tels les personnages de l’oeuvre, en grand format, « Exercices matinaux ». Comme la majorité des protagonistes de Maninel Kaos, ils se prêtent, matin et soir, à un vrai jeu d’équilibriste.
Jusqu’au 19 février, au centre communautaire d’Al-Khalifa (Al-Mostawsaf), rue Al-Achraf, en collaboration avec l’initiative Al-Athar Lina.
Lien court: