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Vivre et survivre pour garder son secret

Yasser Moheb, Mardi, 19 janvier 2021

Dans son dixième film Hazr Tagawol (couvre-feu), le jeune réalisateur Amir Ramsis pousse son talent encore plus loin, pour présenter un drame psychologique moderne en noir et blanc.

Vivre et survivre pour garder son secret
Elham Chahine parvient physiquement à faire passer tous les symptômes de ses troubles psychologiques.

Passant sa deuxième semaine dans les salles, Hazr Tagawol (couvre-feu) pourrait bien être le film du début de l’année, tant son histoire et son traitement diffèrent des adaptations forma­tées à la sauce de la comédie ou de la critique de la société. Ecrit et réalisé par Amir Ramsis, jeune cinéaste habile et souvent inventif, il se place dans la droite lignée des films drama­tiques au goût psycho-thriller.

L’action se passe au cours de l’année 2013, pendant la période de couvre-feu imposé par l’Etat en Egypte afin de contrôler les actes de violence et de destruction commis par les Frères musulmans. Tous les événements du film se déroulent en 24 heures. Un jour, Faten — jouée par Elham Chahine —, une mère assez âgée, sort de prison, où elle a passé 20 ans pour avoir tué son mari, doit passer la nuit chez sa seule fille, Laila — campée par Amina Khalil —, une jeune mère de famille assez sérieuse et souvent tendue, et son mari Hassan — interprété par Ahmad Magdi —, le médecin sage et élégant, pour se rendre le matin dans sa maison de famille à Tanta, couvre-feu oblige ! Refusée par sa fille qui ne peut pas oublier qu’elle est celle qui a tué son père, ce qui a détruit sa vie et l’a obligée à passer toute son enfance et sa jeunesse chez sa tante et ses proches, Faten essaie de gagner le pardon de sa fille sans dévoiler le secret de sa vie pour lequel elle a tué son mari, et qui n’est vraiment que pour venger leur fille Laila et punir son mari pour ses actes incestueux.

Le récit est presque complètement consacré à ce secret qui a démoli la vie de chacun des membres de cette petite famille, et même la vie du vieux voisin Yéhia — campé par le comé­dien palestinien Kamal Al-Bacha —, ainsi que la psychologie de presque tous les personnages du métrage.

Dès le début du film, le réalisateur nous fait pénétrer délicatement dans les relations entre­lacées, réunissant les quelques protagonistes. Une ambiance emplie de ténèbres où la lumière du jour devient un luxe, ou plutôt un refuge qui vient soulager les héros de leur couvre-feu dans ses deux sens concret et symbolique. Sans oublier les splendides mouvements de caméra qui semble flotter dans les airs autour des per­sonnages, les entourant à l’image de cette brume oppressante et ce manque de lumière et de netteté tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de la vie des héros.

Toute une série de sensations qui sont aussi les résultats des choix du directeur photo assez talentueux, Omar Abou Doma : la lumière chaude mixée à celle naturelle. Elle fait ressor­tir les ombres, les yeux des personnages ou le mobilier d’une manière nouvelle et convain­cante. Le suspense, l’angoisse et le jeu de lumière et des angles de caméra se font plus proches enveloppant le film et le spectateur sous un emballage de décor et de très belles images. En plus des lieux de tournage assez bornés et limités, tout comme le for intérieur de tous les protagonistes.

La musique et le jeu des sons jouent un rôle primordial dans ce film qui semble revenir aux sources du genre musical. La bande musicale signée Tamer Karawan rythme les éléments de l’action qui se révèlent simples et efficaces.

Prestation dardennienne

Elham Chahine est grandiose et parvient phy­siquement à faire passer tous les symptômes de ses troubles psychologiques et du désir de ven­geance qui la dominent. C’est dans les échanges avec sa soeur et sa mère que ses qualités parvien­nent au sommet et font de cette interpréta­tion — à notre avis — la plus convaincante que la comédienne nous ait jamais offerte. L’actrice interprète avec beaucoup de justesse cette mère à l’âme tantôt distante tantôt saignante, pertur­bée par ses secrets, comme si elle était tout droit sortie d’un film de Pedro Almodovar ou des Frères Dardenne.

Tous les acteurs sont d’ailleurs très convain­cants dans leurs rôles respectifs : Amina Khalil dans le rôle le plus convaincant et le plus naturel de sa filmographie, celui de la fille déchirée entre son père et sa mère qui l’a tué. Ahmad Magdi dans une prestation qui vient d’ajouter à son crédit de comédien de cinéma assez promet­teur ; Arfa Abdel-Rassoul dans une prestation qui ne cache pas sa verve d’actrice dont l’attrait est fort clair sur l’écran, la jeune Mohra Medhat dans un rôle simple mais assez profond, Mahmoud Al-Leissy excellent dans le rôle de Kamel Al-Bacha, mûr, crédible et surprenant devant la caméra.

Jusqu’au bout le spectateur s’attend à quelque chose d’éclatant lorsque la fille découvre le secret de sa mère, toutefois lorsqu’elle est près de se souvenir de l’accident de la mort de son père, le tout paraît assez émotionnel mais pas assouvissant dramatiquement. Pourtant, le style choisi par le réalisateur et le fait de raconter les souvenirs par des flash-back qui se complètent progressivement, et sans avoir recours à un dia­logue assez direct, ont sauvé le film d’une fin inacceptable pour certains critiques. C’est pro­bablement tout l’art de ce film : celui de rendre une histoire apparemment ordinaire en une his­toire extraordinaire.

Réalisation extraordinaire, images magni­fiques, photographie et couleurs sublimes, musique qui colle parfaitement à la trame dra­matique.

Visuellement magnifique, Hazr Tagawol (couvre-feu) surprend et interroge à chaque vision. Bref, son réalisateur a peut-être déjà réalisé son film le plus beau, le plus mûr.

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